Il est 10h30 passées, ce jour 14 juillet 2016, la sonnerie de mon téléphone retentit et j’entends « madame, madame, vous n’avez rien, où êtes-vous ?».  C’est ainsi que j’ai appris l’attentat en direct par une de mes élèves qui attendait avec ses parents sur la promenade des Anglais le feu d’artifice à Nice, la ville où je réside. Cet album de bandes dessinées me touche évidemment particulièrement.

« Promenade de la mémoire, 14 juillet » me concerne tout comme pour la population niçoise, comme pour l’ensemble des Français, meurtris à nouveau par ce nouvel attentat. Le titre est choisi par analogie de la célèbre promenade des Anglais à Nice où a été commis cet attentat meurtrier le 14 juillet 2016, le jour de la fête Nationale. Un camion-bélier fonce sur la foule présente pour assister au feu sur la promenade des Anglais. Le bilan est meurtrier, 86 personnes sont tuées, 458 sont blessés.  L’attentat est revendiqué par l’organisation terroriste état islamique, un an et demi après l’attentat perpétré contre le journal satirique Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 à Paris. Le bilan final était de douze personnes assassinées et de onze blessées, dont quatre grièvement.

 « Promenade de la Mémoire » est un album de bande dessinée, cartonné, au format 19,5 x 26,5, 96 pages, édité par Marie Moinard pour la maison des Ronds dans l’O. C’est un projet initié par l’association « les Militants des Savoirs » et de Séraphin Alava, professeur de l’Université de Toulouse et membre de la chaire UNESCO de prévention des radicalisations et de l’extrémisme violent, un expert sur les phénomènes de radicalisation, chercheur en éducation déviante. Il est le concepteur du projet qui a confié à Isabelle Seret, intervenante en sociologie clinique, formée en victimologie appliquée, membre du réseau International de sociologie clinique, de recueillir le récit des personnes victimes, endeuillées ou témoins de l’attentat. Tout deux sont engagés depuis longtemps dans la prévention de la radicalisation qui mène à la violence. Isabelle Seret explique dans une annexe de l’album l’intérêt du projet, celui de « s’appuyer sur les personnes victimes pour participer à la prévention » contre la radicalisation sous ses formes les plus violentes. Séraphin Alava engage ainsi son association les « Militants Des Savoirs » qui regroupe des chercheurs universitaires, des enseignants des éducateurs et des professionnels de l’éducation travaillant sur la question des violences, du terrorisme et des attentats. C’est une association laïque et citoyenne s’appuyant sur des actions structurées autour des « Cafés des savoirs ».

Le projet consiste à recueillir les récits des témoins de l’acte meurtrier. Séraphin Alava et Isabelle Seret décident de rencontrer à Nice les présidents des deux associations d’aides aux victimes du terrorisme créées à la suite de l’attentat du 14 juillet, le « Mémorial des anges » et « la promenade des anges ». Les deux responsables de ces deux associations niçoises ont été convaincus de l’utilité du projet car ils relèvent qu’il n’y a pas eu de recherches entreprises non plus comme à Paris (CNRS, INSERM) pour prévenir contre des fractures au sein de la société par l’absence de mots, tels le racisme ou la discrimination. Pour rappel l’historien Denis Peschanski, directeur de recherche au CNRS, et le neuropsychologue Francis Eustache, directeur de l’unité de recherche de l’Inserm à Caen, ont coordonné une série d’études pour recueillir et étudier la mémoire individuelle et collective des attentats du Bataclan à Paris du 13 novembre 2015 : un millier de personnes ont été invités à témoigner.

Isabelle Seret a entrepris ce travail de recueil des récits, des entretiens inscrits dans des temps longs de souvenance et de courage pour les victimes. Quatre ans après l’attentat du 14 juillet, l’acte terroriste est encore difficilement nommé et remplacé par « événement », par « catastrophe ». La douleur reste vive, des sentiments protéiformes passant des regrets, de la culpabilité, de la honte, etc. « Peu à peu, mots à maux, entre silences et bruits, larmes et rires, nous avons fait le chemin, nous avons vécu notre promenade de la mémoire » écrit magnifiquement celle qui a écouté les six témoins de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice qui ont accepté ensuite de témoigner sous la plume et le pinceau de six artistes : Alexis Sentenac, Edmond Baudoin, Céline Wagner, Jeanne Puchol, Joël Alessandra, Alexis Robin.

L’album débute par une préface de Boris Cyrulnik, un neurologue, psychiatre, ethnologue et psychanalyste français, surtout connu pour avoir développé le concept de « résilience » (renaître de sa souffrance). L’attentat du 14 juillet c’est la mémoire de l’intransigeance par ignorance volontaire du monde des autres. L’écrivain psychiatre relève toute l’horreur dans la forme extrême de la violence inouïe et du caractère mortifère des radicalisés qui a pu conduire par cet acte isolé à Nice.  Il rappelle que tout au long des époques au nom de la religion, ou d’une idéologie, tout ceux qui ne supportent pas qu’on n’ait pas les mêmes croyances qu’eux, ne supportant pas la moindre divergence, ils l’effacent par la mort. La « Promenade de la Mémoire » permet de mettre des mots pour les victimes de l’attentat de se libérer du traumatisme.

L’Interprétation artistique dans cette bande dessinée est magnifique par tous les choix proposés.  Six récits sont retenus, seuls les prénoms sont indiqués, Lisa, Patrick, Anne, Seloua, Franck, Didier, chacun des témoignages traduit par des dessinateurs/ illustrateurs différents, avec leur style propre, des images, des couleurs, des mots sobrement posés mais qui secouent la mémoire de toute une ville blessée et bien au-delà. Chacun des récits poignants de vie ou de survie des victimes de l’attentat est centré sur un thème, soit la peur, la culpabilité du survivant, la perte d’un enfant, une famille issue de l’immigration maghrébine dont Nice fait partie de leur identité, toute la palette de sentiments, l’effroi, la douleur, le ressenti et l’après, sont évoqués ainsi que la reconstruction de ces victimes après le traumatisme.

Le premier témoignage est rapporté sur une dizaine de planches, intitulé « le crissement des freins », le récit de Lisa par Alexis Sentenac. Le récit débute par une série de vignettes centrées sur une jeune femme qui fait des mouvements de danse.  Assise sur un fauteuil roulant, elle repense à cette nuit tragique, une nuit pourtant de fête, une nuit qui devait célébrer comme chaque année 14 juillet, la fête nationale. À l’origine une double commémoration au moment de l’établissement de cet acte fondateur de la République en 1880, la prise de la Bastille et la fête de la Fédération, symbole de l’union de la Nation, de la fraternisation, et depuis devenu une fête collective, populaire et fraternelle. C’est depuis la Promenade des Anglais que l’on perçoit le mieux le feu d’artifice, de nombreuses familles niçoises, des estivants, des nombreux touristes nationaux ou étrangers se promenaient sur ce lieu emblématique de la ville de Nice longeant la mer étendue à perte de vue. Ce soir-là il faisait beau, chaud, le début des vacances pour les uns, une soirée festive pour les autres, pour Lisa c’était le restaurant en bord de plage en famille. Puis tout a basculé en quelques minutes. Le camion fou se jette sur la promenade pour happer volontairement les gens. Lisa est en fait la maman d’une petite fille handicapée qui voulait marcher un peu sur la promenade mais en raison de son handicap, la mère a préféré prendre le chemin du retour pour épargner la fatigue à sa fille.  Le dessinateur Alexis Sentenac termine ce récit par l’évocation en quelques mots et traits de crayon, l’effroi, la peur de Lisa, de revivre ce cauchemar. Par un graphisme délicat, par des traits précis, par un décor très soigné, des saynètes en noir et blanc entrecoupées de quelques cases de couleur rouge encre pour évoquer la course folle du camion-bélier réussit à nous transmettre une nuit d’horreur qui a coûté la vie à des dizaines de personnes.

Deuxième récit, celui de Patrick illustré par Edmond Baudoin, « le temps arrêté ». De l’horreur devant le carnage on passe à la culpabilité du survivant, mis en valeur par une mise en scène efficace par un dessin en noir et blanc qui évolue au fur et à mesure de l’évolution de la psychologie du témoin-victime . Les premières planches montrent un dessin au trait léger, sobre sur un fond clair. Au fur et à mesure du témoignage de la victime qui exprime sa souffrance, le choc de s’être retrouvé au milieu des corps écrasés et être obligé de les enjamber, le trait du dessin s’épaissit, se noircit. Le dessin s’élargit et occupe progressivement toute la page sur les planches suivantes. Cette mise en valeur artistique est réussie car elle nous amène à comprendre la déconstruction et la lente reconstruction vers la vie de Patrick.

Troisième récit, celui d’Anne mis en image par Céline Wagner, « la douleur des mots ». L’artiste a choisi la couleur et la technique de la peinture pour aborder cet autre « récit de vie» un des plus poignants personnellement de l’album.  Les planches sont magnifiques autant par les mots et les valeurs de cette personne que la douceur des formes du dessin. On apprend qu’elle a des enfants adultes avec une affection réciproque, cultivée et ouverte sur le monde, c’est une artiste peintre. Puis le soir du 14 juillet tout bascule. Anne perd sa fille Camille âgée de 26 ans. Elle lui avait promis de lui peindre un tableau qui reste inachevé depuis. Anne était partie en croisière avec son mari en Norvège et reçoit par une alerte info sur son téléphone, « attentat à Nice, 4 morts» puis la liste des victimes s’allonge. Tout une nuit jusqu’au lendemain à la recherche de sa fille, elle et son mari rejoignent rapidement la Cote d’Azur. C’est par le journal local qu’ils apprennent la mort de leur fille, Camille Murris, une magnifique jeune femme pleine de vie, généreuse et douée, aimée par tout son entourage. L’horreur continue avec la restitution de la dépouille, un corps trop mutilé, deux mains seulement…Le texte est magnifique, quelques mots pour dire l’horreur, l’impensable de la perte de son enfant. L’artiste peintre/dessinatrice, Cécile Wagner, a déposé avec délicatesse et humanité ce récit de vie déchirée sur fond brun aux camaïeux d’orange et de bleu, des dessins rendant hommage à une mère qui essaie de survivre et de garder en mémoire la beauté qu’elle veut porter, celle de sa fille trop tôt et injustement disparue.

Quatrième récit, celui de Seloua mis en image par Jeanne Puchol, « Paroles pour Aldjia». La dessinatrice a choisi la technique du manga pour raconter cet autre récit de vie brisée, celle de Aldjia née en Algérie mais arrivée enfant à Nice, une ville devenue sa ville d’adoption, Aldjia avait obtenu la citoyenneté française.  Le 14 juillet, Seloua se déplace en famille avec sa fille, son mari et ses cousines, sa sœur Aldjia avec ses enfants sont un peu plus loin sur la promenade, pour assister au feu d’artifice. Soudain, des hurlements, des cris épouvantables, de la bousculade, Saloua assiste a son tour à l’horreur. La dessinatrice restitue ce chaos qui se passait dans la tête de la victime par une sorte de brouhaha dans la planche 2, un kaléidoscope de vignettes évoquant la brutalité de l’attentat. Saloua perd sa sœur morte sur le coup, elle ne le saura bien plus tard, quelques jours après. Le témoignage est évocateur par le choc et les différentes étapes auxquelles sont passés la plupart des témoins de l’attentat, le choc, l’effroi, la fuite, la recherche de ses proches, l’attente de nouvelles puis la brutalité de l’annonce du décès. Au lendemain de l’attentat, avec ses proches Saloua fait placarder sur la promenade des Anglais une photo de sa sœur, dans l’espoir de retrouver sa trace. Quelques jours plus tard, on annonce à Saloua que sa sœur a été tuée. La dernière planche en couleur est consacrée à l’action entreprise par Saloua au lendemain de l’attentat à Nice, se battre contre la radicalisation. C’est un témoignage très émouvant et sensible.

Cinquième récit, celui de Franck mis en image par Joël Alessandra, « anesthésié et abasourdi ». C’est le témoignage d’un pompier qui est en service ce soir-là le 14 juillet. Il raconte la nuit d’horreur, le contact auprès des blessés, des mourants, des familles épouvantées, désemparées, son désarroi et celui de ses collègues devant une situation catastrophique à laquelle ils n’étaient pas habitués. Il explique l’évolution de ses sentiments face à ce drame, d’abord celui de la culpabilité, puis de l’impuissance, ensuite de la tristesse et ensuite de la colère. Le moment qu’il a le plus apprécié fut pendant la cérémonie commémorative un an après avec la présence de l’ancien président de la république, Hollande, la rencontre avec les familles de victimes, seulement des regards échangés avec eux, dit-il par pudeur mais « un moment que j’ai apprécié au milieu de toutes les décorations, c’était un truc vrai ». À la question s’il se sent comme une victime, il ne le pense pas. Une dernière planche est proposée sur la mémoire de l’événement. Le témoin, pompier de métier dit s’être réapproprié la promenade quelque temps plus tard et puis par sa fonction il surveille depuis la plage. Il se sent capable de dépasser l’événement mais il ne peut pas prédire l’avenir. L’illustration et le synopsis par le jeu des questions et réponses sont joliment déposés sur chacune des dix planches.

Sixième récit, celui de Didier mis en image par Alexis Robin, « le silence qui unit ». Ce dernier témoin a perdu son beau-père, décédé 35 jours après l’attentat. Les premières planches évoquent sa jeunesse puis sa vie d’adulte à Paris où Il a habité dans le quartier à deux cents mètres du restaurant la Belle Equipe où il y a eu l’attentat du 13 novembre 2015. L’été suivant, avec sa compagne il rejoint ses beaux-parents qui vivent à Nice pour passer les premiers jours de vacances. Le 14 juillet ils décident d’assister ensemble au feu d’artifice sur la promenade des Anglais. Sa belle-mère est handicapée moteur, elle est sur un fauteuil roulant. Puis les cris, la foule, les coups de feu, l’affolement, les bousculades, il se réfugie avec sa compagne en laissant ses beaux-parents sur la promenade car tout allait trop vite. Les planches suivantes racontent la recherche des parents de sa compagne. Sa belle-mère est sortie indemne de l’attentat et en sécurité auprès du personnel soignant. Son beau-père fut retrouvé deux jours plus tard et amener gravement blessé à l’hôpital Pasteur. Il a fallu plusieurs démarches pour identifier le corps et le visage traumatisés, il meurt un mois plus tard. L’auteur du récit n’a pas pu reprendre son travail. À travers son témoignage et les illustrations de l’artiste, il y a une complicité, on comprend le traumatisme de ce dernier témoin qui a été concerné par deux attentats, celui du Bataclan le 13 novembre 2016, en tant que témoin de fait de sa proximité du quartier et le second en tant que victime directe. Nommer l’innommable est encore pour lui une souffrance.

Cette « promenade de la mémoire » était nécessaire. Les émotions transparaissent à chaque page et ne peuvent laisser indifférent. Les illustrations et les témoignages écrits retranscrivent avec pudeur, humanité, sensibilité des vies fracturées brisées, volées, un soir du 14 juillet. Garder la mémoire des victimes assassinées est essentielle pour réfléchir à la prévention contre la radicalisation.

L’idée d’édifier à Nice un musée mémorial des victimes du terrorisme est portée par Anne Murris, mère de Camille, une des victimes de l’attaque terroriste, depuis janvier 2017. Mais le musée sera finalement installé dans l’agglomération parisienne, sur décision du chef de l’État, et sa conception est confiée à l’historien, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale Henry Rousso. Néanmoins cet album soumet à la réflexion sur l’impact du terrorisme sur les sociétés, il amène à penser à des solutions préventives, ou de sortie de la violence, par exemple sous la forme d’actions de dé-radicalisation.