40 hommes et 12 fusils ou un autre regard sur la guerre d’Indochine

 

Ce qui frappe d’emblée lorsqu’on feuillette cette bande dessinée est la qualité du travail graphique de Marcelino Truong. Justesse dans la colorisation, le dessin détaillé, visages expressifs sont autant de repaires qui permettent de profiter pleinement de planches dont certaines sont vraiment superbes. De véritables photographies sont parfois incrustées, par exemple au moment du visionnage de films de propagande, ce qui peut surprendre mais passe tout à fait.

De façon globale il s’agit d’un travail historique extrêmement soigné qui permet de découvrir la dernière année de guerre en Indochine du point de vue Vietminh. En ce sens c’est un document exceptionnel au fort potentiel pédagogique. Il y a beaucoup de texte, certains pourraient le regretter. Je n’ai pas été gêné et les explications apportent de la densité au fond, plus que de la lourdeur. 40 hommes et 12 fusils est une petite pépite à découvrir.

 

Période 1953-1954 – Région du Tonkin

 

Nous suivons l’histoire de Minh, un jeune peintre, idéaliste, amoureux de Lan, embarqué malgré lui dans le Vietminh pour soutenir la lutte contre les Français.

Avec justesse Marcelino Truong rappelle que si la population est plutôt favorable à l’indépendance elle n’en est pas moins extrêmement divisée. D’un côté les nationalistes, ceux qui suivent l’ex-empereur Bao Dai, soutenus par les Français. De l’autre côté les communistes de Ho Chi Minh, soutenus par la Chine de Mao.

À côté de la grande histoire c’est aussi la découverte des traditions du Vietnam, des liens familiaux, de l’importance des personnes plus âgées, du poids du confucianisme, de la quête du mariage, du racisme colonial, souligné au détour de dialogues. Les affiches de propagande et de nombreux détails rendent ainsi l’expérience particulièrement immersive, bien au-delà du récit de guerre.

Très rapidement, alors qu’il pense pouvoir vivre une vie en marge de la guerre, le jeune Minh est rattrapé par le destin. Son père, viscéralement anticommuniste, pousse pour qu’il rejoigne l’armée de Bao Dai. C’est la fin d’une forme d’innocence, le début d’un amour impossible et la plongée dans un destin que les vapeurs de l’alcool ne pourront pas longtemps occulter.

La rencontre avec le Vietminh se fait progressivement. Suivant la route qui doit le mener vers son incorporation Minh découvre « l’ennemi » par la rumeur. Les check-points, les patrouilles de l’armée nationale ou des Français sont autant d’occasions de comprendre que la guerre qu’il ne veut pas voir est pourtant bel et bien là.

 

La révolution, rien que la révolution, toute la révolution

 

Celui qui désirait fuir le camp nationaliste pour ne pas se battre se retrouve rapidement emporté par le camp adverse. Tout un vocabulaire décline alors le caractère profondément idéologique de la lutte en cours. Comité populaire, classe des oppresseurs, classe des exploiteurs, espion des réactionnaires, ami de la Révolution, riches, bourgeois, tout est là pour rappeler la dureté d’une guerre non seulement de libération, mais aussi d’épuration des mentalités. Cette dernière n’est absolument pas occultée car très vite Minh retrouve une connaissance qui lui brosse un tableau sans illusion : la chasse aux bourgeois et totale, la réforme agraire des communistes sans pitié. Pour survivre il faut s’engager.

Le récit de Marcelino Truong plonge alors, après cette forme de période d’innocence, dans les rizières et les forêts, à la suite d’une colonne de jeunes incorporés, croisant les peintures murales appelant le peuple à écraser les possédants, accompagnant les cris d’une foule avide de sang. Cette dernière se fait bientôt tribunal populaire, sous le regard des affiches de Hô Chi-Minh et de Mao, appelant à l’épuration ici d’un prêtre, là d’un suspect.

 

« La révolution est un acte de violence par lequel une classe en renverse une autre »

 

Tout est dit. Au décor grandiose, la difficulté des marches répond avec dureté. Les efforts physiques, mal de pied, chaussures non adaptées, moqueries face au travail du peintre, de l’homme de la ville, qui sait tout juste dessiner des femmes nues alors que les paysans savent survivre dans la dureté de la lutte, sont autant de jalons d’un chemin de croix. Les séquences d’examen de conscience, de « rectification idéologique » sont assez hallucinantes et très bien rendues.

Enfin les jeunes Vietnamiens arrivent à leur destination. Un camp, au pied d’un vieux fort chinois, dans lequel ils seront formés par les troupes de Mao. Comme promis, le simple et paisible civil sera transformé en trois mois en un soldat redoutable, totalement politisé et dévoué à la cause. Discipline, art de pousser les hommes jusqu’à leurs limites, art d’en faire des soldats impitoyables, le tout doublé d’idéologues sans faille. Autant de temps est accordé à la formation militaire quà la formation idéologique. L’auteur parvient à glisser une véritable ambiance de lavage de cerveau. Le discours des instructeurs martèlent un vocabulaire révolutionnaire total. Sous le regard des photographies de Mao et de Hô Chi-Minh, au son des éructations des micros qui crachent leur vérité, se construit ainsi un groupe redoutable.

Minh, qui préfère l’entraînement militaire à la formation politique est rapidement stupéfait par la tactique chinoise. Elle est en réalité à la portée de tout le monde. Charger, par vagues successives, sans jamais se soucier des pertes. Il s’agit de submerger l’adversaire, dans un tsunami humain totalement fanatisé. Petit à petit, le héros parvient donc s’adapter à sa nouvelle vie et ses talents seront même mis à contribution par les commissaires politiques. Il doit par exemple dessiner des Français toujours plus terribles afin de motiver les troupes à leur tirer dessus pour les exercices. Scène hallucinante que celle qui voit la troupe, alors qu’elle regarde un film, « La fille aux cheveux blancs », racontant le calvaire d’une pauvre paysanne martyrisée par propriétaires terriens, littéralement mitrailler l’écran à grands cris de menaces révolutionnaires. Marcelino Truong nous touche.

 

La propagande, la mère des batailles

 

Il faut attendre la fin du premier tiers de la bande dessinée pour comprendre enfin le titre. « 40 hommes et 12 fusils » est le nom donné aux unités de propagande destinées à informer et formater idéologiquement le peuple. C’est l’une d’entre elles que Minh doit rejoindre. Non seulement il devra participer à l’effort de propagande mais il devra également participer à la surveillance des « tièdes et réactionnaires » au sein de la population, pour qui une balle dans la tête marquera l’échec de leur apprentissage.

Tandis que Minh s’enfonce dans la guerre en essayant de survivre grâce à ses crayons et ses dessins, la réalité le rattrape bientôt. Marcelino Truong démontre avec brio comment la RDVN s’équipe, grâce à l’aide chinoise, de matériel soviétique mais aussi américain. Si cet équipement permet d’espérer des victoires face aux Français, l’auteur analyse aussi l’omniprésence chinoise, particulièrement dure, et qui a radicalement changé la nature du combat. Les patrouilles succèdent aux marches. Un flash-back permet de revivre la suite des combats de la RC 4, et d’en apprendre un peu plus sur l’alphabétisation du Vietnam, grâce au travail des jésuites. C’est la découverte des Dân Công, les travailleurs du peuple qui ravitaillent, grâce à leur vélo portant des charges de près de 200 kg, les troupes Vietminh. On découvre le harcèlement par les B 26 Invader de ces voies de communication, les bombardements, les phases de strafing, c’est-à-dire de mitraillages des routes. Minh découvre alors les combats, les morts. Face au discours radical des communistes, les populations conservent néanmoins leurs croyances et notamment les prières dédiées à la déesse mère Quan Âm.

La présence des femmes apporte une réelle humanité. Mais c’est bien le combat au cœur des montagnes de cette haute région qui occupe le reste de la bande dessinée. Après les succès de la bataille de la RC 4, les Français se reprennent et infligent de nombreux revers aux troupes Vietminh. La critique des conseillers chinois n’est pas feinte et l’on rappelle combien le mépris des pertes a pu traumatiser les troupes. C’est aussi la découverte d’un Français, passé au service des communistes. Cette séquence est absolument passionnante, permettant de poser les bases d’une réflexion sur le rôle de la propagande. Comme le dit l’occidental : « la propagande ne cherche pas à dire la vérité, mais à créer un choc pour mobiliser les masses ». Il s’agit donc d’arranger l’histoire, de dessiner, de produire les textes, afin de montrer que le combat du Vietminh, de la Révolution, est juste. La haine de classe est la seule voie possible pour la réussite. Cette séquence est absolument admirable.

 

Dien-Bien-Phu, le crépuscule

 

Enfin on se rapproche de Dien-Bien-Phu. Les questions de ravitaillement, des tranchées surchargées, la nécessité d‘installer canons américains de 105 mm, le harcèlement des positions françaises, la souffrance des combattants sont abordés avec justesse. Les combats sont furieux. On découvre enfin les premiers soldats français. La souffrance est terrible pour ces hommes brisés dans leur chair et soignés dans des baraquements sans hygiène. Le destin frappe Minh et les blessés. Dien-Bien-Phu tombe, de premiers prisonniers français apparaissent, maltraités. La dernière partie s’intéresse au retour de Minh auprès des siens, à la découverte de Hanoi, totalement transformée. Aux blessés et unijambistes répondent les drapeaux et la propagande, toujours là. La victoire est douce-amère. Les derniers occidentaux, les derniers catholiques espèrent rejoindre le Sud.

La conclusion de l’auteur porte sur l’automne 1956 et la répression féroce mise en place au cœur même du parti communiste vietnamien. Gauche maoïste radicale, hostile à toute forme d’art, qui va même jusqu’à pousser les soldats blancs, les Français ayant rejoint le Vietminh, à quitter le pays. 40 hommes et 12 fusils s’achève, accompagné de sentiments durables.

Marcelino Truong nous offre une excellente bande-dessinée, un superbe support pour traiter de la guerre d’Indochine avec les élèves. Une excellente interview permet de mesurer un peu plus la qualité de son travail.