Quel est le point commun entre un moine copiste du XVe siècle, qui invente un récit imagé et est l’un des premiers à utiliser un procédé d’impression en Europe, un adolescent de la fin du XXe siècle qui rêve de devenir auteur de bande dessinée et une graphiste de 2070, qui réalise des histoires en images à l’aide de la technologie virtuelle ? C’est autour de cette question qu’est construit le roman graphique Feuilles volantes, d’Alexandre Clerisse. A priori, la réponse semble d’une simplicité enfantine : ces trois personnages sont liés par l’amour de raconter des histoires avec des images, par leur besoin viscéral de créer, malgré les dangers et les désillusions propres à leurs époques respectives. Néanmoins, cette simplicité apparente est trompeuse et masque un scénario bien plus complexe. En effet, les protagonistes, même s’ils l’ignorent, interviennent dans les récits imagés des deux autres, entraînant un échange créatif qui s’affranchit des époques et un très beau roman choral.


L’intrigue

Après un court préambule et une longue introduction, ce roman graphique est organisé en trois chapitres, avec un interlude avant le dernier, une conclusion, un dénouement et un épilogue qui est le véritable dénouement de l’intrigue. La plupart des parties sont divisées en trois, en fonction des points de vue et des péripéties des trois personnages. Au départ, les histoires semblent se construire en parallèle, avant de mystérieusement s’imbriquer et communiquer, construisant une belle mise en abyme. Tout l’album est un hommage aux auteurs de bande-dessinée, les différentes étapes du processus créatif et de la réalisation d’une BD étant détaillées, à différentes époques. L’intrigue propose également une véritable réflexion sur l’innovation, nécessaire pour faire progresser la création.

Chaque époque a ses propres caractéristiques, qui se retrouvent dans les choix graphiques. La partie futuriste permet à Alexandre Clérisse de laisser s’exprimer son imagination. Les livres et les images papier ont disparu au profit du tout virtuel qui semble animer toute la société. Suzie doit absolument créer une nouvelle œuvre virtuelle pour combler les déficits de son entreprise. Toute son œuvre a été construite autour des aventures de Max, un personnage créé par son père. Néanmoins, elle cherche à s’affranchir de ce personnage pour créer une œuvre originale et plus personnelle.

Pour la partie moyenâgeuse, les traits naïfs et épurés contrastent avec la violence et l’obscurantisme qui entourent Raoul, le moine copiste, rendant très dangereuse sa soif de création. Le moine copiste fait l’expérience de cette violence en étant le témoin des tortures subies par l’imprimeur. Il tiraillé entre sa foi, les pressions exercées par les autorités ducales et ecclésiastiques, et sa curiosité naturelle, qui le mènent à prendre des risques qui semblent inconsidérés.

La partie de Max, située en 1990, est plus classique et permet de faire habilement le lien entre les trois époques. Elève en difficulté, il est obsédé par son envie de créer une bande-dessinée. Néanmoins, il découvre que la construction d’un scénario, la mise en page des planches, la réalisation des illustrations, l’encrage, les couleurs, etc sont des étapes difficiles, qui ne reposent pas sur la seule bonne volonté. Sa création devient presque une quête initiatique vers le métier d’auteur de BD.

Ce roman choral est construit à la manière d’une mise en abyme, chaque personnage tentant de construire un récit imagé sous différentes formes et étant confronté aux difficultés de la création, aux difficultés de son époque (inquisition, mauvaises notes à l’école, contraintes du tout virtuel…) et à ses propres limites. Le moment où les trois lignes temporelles finissent par s’entrechoquer est particulièrement intense, notamment grâce à la mise en scène très originale de cette planche, très différentes des bandes-dessinées traditionnelles.

La conclusion est inattendue et permet de révéler qui est le mystérieux homme à la barbe rousse qui semble voyager à travers les époques, tantôt père, tantôt mentor, tantôt imprimeur, et son rôle dans ce fantastique roman choral.

Conclusion : un style poétique et unique

Alexandre Clérisse est un auteur à part, avec un style bien à lui. Ses traits, faussement naïfs, donnent une impression très trompeuse de simplicité. La mise en page est très originale et empreinte de poésie, que ce soit au niveau de l’organisation des planches, souvent originale, que dans les choix des dessins. Cet album est marqué par l’inventivité et la créativité, dans sa construction que dans l’utilisation de couleurs chatoyantes. Cette mise en page, qui s’affranchit de codes traditionnels de la bande-dessinée et du roman graphique, ces couleurs et ces illustrations qui, par leur simplicité, deviennent poétiques, sont mises au service de la narration. J’irais même plus loin en disant qu’elles portent la narration et rendent beaucoup plus fort le scénario.