David Colon est agrégé d’histoire et chercheur à Sciences Po Paris, il est spécialisé dans les questions de propagande. Il commence par démentir un certain nombre d’idées reçues :
- La propagande n’est pas l’apanage des dictatures. Elle est ancienne et remonte à l’Antiquité. Elle ne prend une connotation péjorative que dans les années 1970, lorsque le terme de « propagande » est remplacé par celui de « communication ». La propagande est une tentative d’influencer l’opinion publique, elle est le fait d’un groupe organisé.
- Elle n’est pas forcément politique, elle peut être sociologique. Jacques Ellul définit la propagande sociologique comme « l’ensemble des manifestations par lesquelles une société […] tente d’intégrer en elle le maximum d’individus, d’unifier les comportements de ses membres selon un modèle, de diffuser son style de vie à l’extérieur d’elle-même et par là s’intégrer à d’autres groupes ». Elle participe ainsi à « l’hégémonie culturelle » de Gramsci ou au soft power de Joseph Nye.
- La propagande n’a généralement pas pour but de faire adhérer à une doctrine, mais à renforcer et à instrumentaliser une opinion préexistante, à détourner l’attention du public de ce qui pourrait nuire à la cause défendue par des diversions. Le but est d’obtenir un engagement plus fort des individus, de passer des idées aux actions.
- La propagande n’est pas forcément dissimulée.
- La propagande touche en priorité les milieux les plus cultivés, qui accèdent plus facilement à l’information. Face à une information riche et variée, l’individu peut recourir à un cadre explicatif simple.
La fabrique du consentement
La « fabrique de l’opinion » : Les pionniers de la communication de masse
David Colon évoque le travail d’Ivy Lee, qui rédige les premiers communiqués de presse de l’histoire, à partir de 1906, pour communiquer sur des accidents et catastrophes pour le compte d’entreprises. C’est un pionnier de la communication de crise qui pose les bases suivantes : réactivité, compassion, promesse de transparence et engagement à changer les choses. Cette innovation devient nécessaire dans un contexte d’avénement des masses, plus instruites et plus impliquées politiquement. Le développement de l’opinion est favorisé par celui des publicistes et d’une presse bon marché.
David Colon évoque ensuite la naissance de la propagande moderne pendant la Première Guerre mondiale à travers la création d’agences gouvernementales en Allemagne, en Grande-Bretagne et en France, mais surtout aux Etats-Unis. Le CPI (Committee on Public Information) s’appuie sur les arts et utilise des méthodes novatrices comme les Four Minute Men, leaders d’opinion chargés d’haranguer les foules dans les lieux publics (cinémas, églises…).
La propagande est alors considéré comme ponctuelle, liée à des moments de crise. Edward Bernays développe dans les années 1920, l’idée d’une propagande employée dans un système démocratique afin de « façonner le consentement ». Les pionniers Edward Bernays, Walter Lippmann et Harold Lasswell estiment qu’une oligarchie choisie pour ses compétences doit convaincre les masses de suivre les gouvernements.
La « filière inversée » ou comment vendre la société de consommation
La publicité se développe dans les années 1920. Avec la société de consommation, « ce ne sont plus les consommateurs qui imposent des produits aux producteurs, mais les producteurs qui imposent des produits aux consommateurs » : c’est ce que John Kenneth Galbraith appelle la « filière inversée ». La publicité vend une société d’abondance et de loisirs et constitue aussi un moyen de lutter contre le communisme. Les enfants et les femmes sont perçues comme des cibles privilégiées du marketing, d’une part grâce aux campagnes de prévention, de l’autre via le mythe d’une émancipation féminine par les appareils ménagers.
La « fabrique du conformisme »
La majorité a tendance à se conformer à l’opinion générale. L’effet bandwagon est le fait que les indécis se rallient au candidat en tête, d’où l’interdiction des sondages en fin de campagne électorale en France. David Colon évoque aussi le lien entre consentement et obéissance à l’autorité en s’appuyant sur l’expérience de Milgram.
Le « modèle de propagande » en démocratie
La concentration des médias et l’importance des actionnaires proches du pouvoir ou des grandes entreprises favorise le recours à la censure, mais aussi à l’autocensure, qui pousse les journalistes à ne pas contrarier leurs actionnaires. Selon Patrick Besson, « les médias ont une mission impossible : informer. En démocratie, le journaliste est aux ordres du capital. En dictature, à ceux du pouvoir ». D’autres facteurs influencent les médias comme les publicités et le fait de privilégier les sources gouvernementales.
Le « viol des foules »
L’âge d’or de la propagande politique
Pendant la Seconde Guerre mondiale, dictatures et démocraties recourent à une communication tournée vers les foules : slogans, symboles… L’expression « viol des foules » a été créée par Serge Tchakhotine pour désigner le recours à des techniques psychologiques par les propagandistes politiques.
La persuasion par la publicité et le marketing
Ces techniques psychologiques sont aussi utilisées dans la publicité.
La gouvernance des conduites
David Colon évoque différents programmes de manipulation mentale, notamment au sein de la CIA (programmes MK-Ultra puis MK-Search). Le capitalisme cherche à transformer les pratiques des individus en actions économiques rationnelles, notamment par le biais de taxes (alcool, tabac, sodas).
La parole manipulatoire
Avec la radio, le disque et les procédés d’amplification du son, la parole est devenue un outil de communication de masse au XXe s. David Colon évoque différents procédés, comme l’amalgame, l’euphémisme, le recours au mythe (de l’unité, du sauveur, de l’âge d’or ou de la conspirationCes quatre mythes politiques récurrents ont été identifiés par Raoul Girardet.), la répétition…
Le storytelling ou l’avènement de l’âge narratif
Depuis les années 1990, le recours croissant au storytelling pousse les individus à s’identifier à des modèles. Employé d’abord en marketing pour raconter l’histoire d’une entreprise ou d’un produit, la technique a été reprise en politique, notamment par les présidents américains et leurs spin doctors, mais aussi dans d’autres pays (exemple de la campagne de Nicolas Sarkozy. Il s’agit de raconter sa vie ou celle d’une autre personne, réelle ou non, afin de faire passer une idée.
Le triomphe de l’image
Les « crayons de la propagande »
David Colon évoque le rôle de l’art dans la propagande en s’appuyant sur des exemples variés : art officiel et censure, art de rue (monuments, mais aussi street art), affiches, bande dessinée.
Le pouvoir de la photographie
La photographie se développe très rapidement à partir des années 1830 dans la presse et constitue un support essentiel de la propagande. De nombreux journaux font le choix du « tout photo » : Paris Soir, Vu, Life, Match. Après la Seconde Guerre mondiale, la photographie est beaucoup moins contrôlée par les Etats avec la démocratisation de l’appareil photo, puis à partir des années 2000, du smartphone.
La photographie donne l’illusion du réel mais les images retouchées ou sorties de leur contexte sont fréquemment utilisées pour la propagande. La composition de la photographie, son angle de vue, les contrastes, les zones de flou et de netteté, l’insertion de symboles, le recours à une légende parfois mensongère, permettent de transmettre un message.
Le cinéma, une propagande par les rêves
Dès la Première Guerre mondiale, le cinéma devient un outil de propagande : section cinématographique aux armées créé en 1915, commission Creel aux Etats-Unis. David Colon évoque les cinémas de propagande soviétique, nazi, britannique, hollywoodien. Il développe les exemples des dessins animés de propagande de Walt Disney et des images contre le terrorisme.
La mésinformation télévisée
David Colon évoque les transformations de la télévision et tisse des liens entre prédominance des faits divers à la télévision et influence politique, en revenant sur l’élection présidentielle de 2002.
La persuasion par la télévision
Plus un candidat passe à la télévision, plus il a une image positive. Différents procédés permettent d’influencer le téléspectateur comme les images subliminales, la congruence entre le programme et la publicité. Le débat entre Kennedy et Nixon en 1960 a marqué un tournant dans la communication politique. Les débats politiques à la télévision aux Etats-Unis ne reprennent qu’en 1976, au profit des clips de campagne. En 2008, la campagne de Barack Obama s’adapte aux nouveaux médias et adopte une communication participative.
L’image de guerre, la guerre de l’image
L’image est un élément central de la communication en temps de guerre et tout chef d’Etat se présente en chef de guerre.
Anne Morelli, inspirée par lord Ponsonby, résume la propagande de guerre en dix points :
1. « Nous ne voulons pas la guerre ».
2. « Le camp adverse est seul responsable de la guerre ».
3. « L’ennemi a le visage du diable ».
4. « C’est une cause noble que nous défendons et non des intérêts particuliers ».
5. « L’ennemi provoque sciemment des atrocités ; si nous commettons des bavures; c’est involontairement ».
6. « L’ennemi utilise des armes non autorisées »
7. « Nous subissons très peu de pertes, les pertes de l’ennemi sont énormes ».
8. « Les artistes et les intellectuels soutiennent notre cause ».
9. « Notre cause a un caractère sacré ».
10. Ceux qui mettent en doute la propagande sont des traitres ».
David Colon développe notamment l’exemple des deux guerres du Golfe. Celle de 1990 est le premier conflit retransmis en direct à la télévision. Il éclate à la suite d’une importante campagne de lobbying du gouvernement koweïtien aux Etats-Unis. Les images sans commentaires sont suivies d’interventions d’experts en plateau. Les images sont très contrôlées par l’armée américaine. Les journalistes reprennent globalement la propagande de l’armée. La guerre d’Irak constitue « l’apogée de la manipulation télévisée » qui repose sur deux mensonges : la possession d’armes de destruction massive et les liens entre Saddam Hussein et Al-Qaida. La photographie du déboulonnage d’une statue de Saddam Hussein en 2003 est utilisée pour faire croire à une victoire américaine et à une liesse populaire chez les Irakiens. Le Pentagone fait appel à une agence de relations publique et à un ancien marine la mission de propager des fausses informations auprès des journaux irakiens.
La propagande à l’ère de la « post-vérité »
La « démocratie des crédules »
La post-vérité repose sur une perte de confiance dans les médias traditionnels, sur la forte polarisation des médias (Fox News, Le Média…). La campagne de Donald Trump repose ainsi sur la provocation, la diffusion d’alternative facts et la méfiance envers « les médias de la côte Est ».
Les riches heures de la désinformation
Différents cas sont évoqués : celui des Pentagone Papers ; celui des « radios noires », de fausses radios nazies propageant des rumeurs pour le compte de la Grande-Bretagne; la manipulation des marchés financiers… La diffusion de fake news a favorisé le développement du fact-checking.
Rumeur, complot et propagande
Une rumeur se répand largement lorsqu’elle est relayée par un média. Contrairement aux idées reçues, elle pénètre fréquemment des milieux éduqués et aisés. La rumeur a été utilisée comme arme de guerre, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale.
Marc Bloch a souligné le lien entre rumeur et société : « Une fausse nouvelle naît toujours de représentations collectives qui préexistent à sa naissance ; elle n’est fortuite qu’en apparence, ou, plus précisément, tout ce qu’il y’a de fortuit en elle, c’est l’incident initial, absolument quelconque qui déclenche le travail des imaginations ; mais cette mise en branle n’a lieu que parce que les imaginations sont déjà préparées et fermentent sourdement. […] La fausse nouvelle est le miroir où « la conscience collective » contemple ses propres traits ».Marc Bloch, Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, 1921
La théorie du complot désigne une vision de l’histoire perçue comme le produit de l’action d’un groupe occulte. Le conspirationnisme ou le complotisme vont plus loin en faisant des détenteurs du pouvoir les émanation d’une force occulte. Cela permet de trouver des réponses simples à la complexité du monde, de redonner un sens au monde face au déclin des idéologies, des religions et des récits nationaux. Ces théories connaissent un regain au début du XXIe par le biais des vidéos qui circulent sur Internet.
David Colon explique ensuite la « fabrique du complot » en expliquant l’origine de certaines théories : les contre-révolutionnaires pour le complot franc-maçon ou les Illuminati, la justification de pogroms anti-juifs par le tsar pour le « protocole des Sages de Sion ». La théorie du complot s’appuie sur de faux documents. Des mythes anciens réactivent d’anciennes campagnes de désinformation, par exemple du KGB, et leur donnent une plus forte diffusion. Les complotistes sont soutenus par certains Etats : « Egalité et réconciliation » d’Alain Soral par l’Iran et la Syrie, Thierry Meyssan, artisan de complots autour du 11 septembre par la Syrie.
La propagande politique sur Internet
Internet bouleverse les techniques de propagande. Depuis 2015, Facebook est passé devant Google comme source principale vers les sites d’information. L’accès à l’information est personnalisé par des algorithmes : c’est la « bulle de filtre ». Elle favorise la segmentation de la société et repose sur l’exposition sélective : les individus consultent de préférence les discours qui leur conviennent. L’exposition sélective se double d’une mémorisation sélective.
David Colon évoque le cyber-militantisme et sa surévaluation. Par exemple, il relativise son importance dans les printemps arabes. En effet, moins de 20 % des adultes en Tunisie et 7% en Egypte avaient un compte Facebook en 2011.
Il évoque ensuite la campagne d’Obama et ses innovations : annonce de Joe Biden comme colistier sur Twitter, crownfunding, recrutement de bénévoles en ligne, mais aussi recours au big data. Trump a eu aussi recours au big data, via Cambridge Analytica.
Les techniques de l’industrie du mensonge
David Colon évoque différentes techniques : discréditer l’adversaire, prétendre servir l’intérêt général, utiliser la science, donner l’impression d’avoir l’opinion de son côté, faire peur au consommateur, faire diversion, modifier positivement la perception du public, gagner les décideurs et les experts à sa cause, influencer les journalistes.
La militarisation de l’information
En temps de guerre, l’intoxication de l’information vise à faire prendre à l’ennemi les mauvaises décisions. Au KGB, le « département A » a cette mission. Il s’agit aussi de verrouiller l’information. La Chine a ainsi mis en place un great firewall qui limite l’accès à Internet. La Russie s’est lancée dans une guerre d’influence globale, qui croise propagande blanche (Sputnik, RT) et propagande noire (« usines à trolls », désinformation, déstabiliser ou encourager des candidats politiques à l’étranger).
Propagande est un livre passionnant, riche en exemples puisés dans l’histoire et l’actualité. Il constitue un éclairage intéressant pour les collègues qui auront en charge la spécialité « Histoire-Géographie, Géopolitique et Sciences Politiques » en première ou pour préparer des séances d’Education aux Médias et à l’Information.
L’âge de la Propagande totale : la manipulation de masse dans le monde contemporain
Jennifer Ghislain pour les Clionautes