Ces enfants hantés par la gloire de leurs devanciers, ce sont ceux qui, frappés par la malédiction d’être nés trop tard, constitueront la phalange romantique. Jean-Paul Bertaud, universitaire spécialiste des soldats de la Révolution et de l’Empire, a voulu mettre en perspective cette nostalgie guerrière et en décrypter les racines. Cet ouvrage est le fruit de ses investigations. L’évidence d’une France napoléonienne où priment les militaires pourrait sembler borner le propos à une simple production commémorative, dans le flux d’un bicentenaire d’ailleurs d’autant plus occulté en France qu’il fait événement à l’étranger. La réflexion des futurs historiens des commémorations à la française s’annonce riche en paradoxes passionnants ! Or, au-delà de ces contingences, la synthèse proposée par Bertaud, qui fait le point sur les acquis de l’histoire socio-culturelle des armées impériales, a également le grand mérite de prendre le pouls de l’imprégnation de la société civile par les valeurs, les représentations et les rythmes du monde militaire. La rue, l’école, les loisirs, les cultes et les arts se mettent alors tous à marcher au pas cadencé des grognards.

Professeur émérite à la Sorbonne, J.P. Bertaud est un des meilleurs spécialistes actuels de la Révolution et de l’Empire. Il a consacré une partie importante de ses travaux à l’armée qui est, de longue date, un de ses champs de prédilection. Ses travaux sur les soldats de la Révolution et de l’Empire sont d’ailleurs des références historiographiques incontestées. Élargissant cet angle d’approche, son dernier ouvrage en date est une synthèse envisageant la militarisation de la société française et de ses valeurs sous le Premier Empire. Il est placé sous le signe du spleen de la génération romantique, dont témoignent les élans mélancoliques d’un Vigny ou d’un Hugo. Leurs états d’âme ne sont-il pas le fruit du regret d’être restés en marge, parce que trop jeunes, de la grande épopée de leur siècle ? Thème rebattu, supposera-t-on, eu égard à la saturation séculaire du culte éditorial de Napoléon et de ses braves, relancé par le contexte du bicentenaire. Or, combinant ici les apports de la recherche récente et de références documentaires encore inédites puisées dans les archives et les imprimés d’époque, J.P. Bertaud parvient à élargir le prisme d’un chantier a priori saturé.

L’adhésion à un chef de guerre repose en bonne partie sur le lien rhétorique. Le rapport de Napoléon à la paix et à la guerre à travers ses discours de légitimation est donc le premier champ analysé. Puis, c’est la société militaire qui est ensuite passée au crible. La gratification est à la mesure des périls s’agissant des maréchaux, généraux et officiers. Leurs perspectives de carrière, leurs risques et pratiques de la guerre, leur système de l’honneur et la place globalement avantageuse qui leur est faite dans la pyramide sociale sont évoqués tour à tour. Ce tableau a pour contrepoint le regard jeté sur les hommes de troupe, au détriment de qui la balance est foncièrement défavorable. Au fardeau de la conscription et aux périls de la guerre, s’ajoutent les enjeux du retour à la vie civile, entre difficultés de réadaptation, réinsertion matrimoniale, statut précaire de « l’armée morte » des invalides, infirmes et déments de guerre, sans oublier le cas des veuves et des orphelins. Ce propos, très maîtrisé et très balisé par l’appui d’une historiographie étoffée, est le socle d’un panorama plus inédit brossant l’imprégnation du monde civil par les références guerrières.

Car l’horizon belliqueux qui est celui du système napoléonien nécessite un appui social constant et à la mesure des besoins humains et matériels croissants de l’effort de guerre. Pour ce faire, se déploie tout un éventail de modèles, discours et formes. Les modèles, ce sont d’abord ceux du culte de l’honneur, dans la perspective duquel la création de l’illustre décoration éponyme est conçue comme un paradigme de référence autant que comme une récompense. Ce sont aussi ceux de la pédagogie militarisée des lycées impériaux, viviers de futurs serviteurs de l’état. Les cérémonies de remise des prix s’avèrent de redoutables communions civiques et patriotiques. Les discours sont ceux de la propagande anglophobe (où Albion s’incarne en nouvelle Carthage) et de la « théologie de la guerre » professée unanimement par tous les cultes, à la fois reconnus et asservis. Les célèbres Bulletins de la Grande Armée, que Bertaud interprète judicieusement comme une Illiade napoléonienne, sont le vaisseau amiral d’une profusion d’écrits de presse empressés et de pensums de littérature sous les armes. Le théâtre se mue en un véritable « ministère de la gloire », où la guerre et la vie des camps sont des thèmes ou des décors fréquents du spectacle. Le quotidien se meuble d’objets en uniforme : petits soldats en papier pour les enfants (instruments des premières exaltations des jeunes Alfred et Victor ?), objets décoratifs ou utilitaires à motifs militaires, sans négliger le premier « jeu de guerre » sur plateau, conçu par l’éditeur parisien Cramer !

La mobilisation par les formes prend de multiples apparences. Les parades et défilés militaires qui arpentent l’espace public, mais aussi les cortèges d’ennemis captifs, métaphores vivantes de la gloire des armées françaises, en sont une déclinaison. Musique militaire, montreurs d’images et chants populaires assurent l’omniprésence sonore de la geste guerrière nationale. « Ministre de la gloire », Vivant Denon incorpore les arts au service de l’épopée et de l’empereur. Les peintres des batailles sont patronnés par le pouvoir mais, en contrepartie, leur pinceau est lié par des consignes esthétiques qui escamotent l’horreur sous le sublime. Musée et Salons sont d’accès libre et drainent tambour battant des foules de toute origine sociale venues s’imprégner de ces reflets de guerre. Publications critiques et gravures en assurent la diffusion vers la province. Architecture et sculpture sont aussi enrôlées pour dédier des lieux de mémoire à l’héroïsme national. Il en demeure quelques monuments parisiens marquants (Panthéon, Arc de Triomphe, Colonne Vendôme) et quelques tombes du Père Lachaise, ouvert en 1804.

Cette militarisation de l’imaginaire public, mi-spontanée (dans le sillage de l’élan patriotique révolutionnaire) mi-construite, a cependant ses réfractaires. C’est sur cette résistance que se conclut l’ouvrage : insoumission, désertion, démotivation de l’opinion face à la guerre perpétuelle et enfin la fragilité de l’adhésion aux Cent Jours en sont les symptômes. Ce choix reflète bien les sentiments avec lesquels l’historien Bertaud, bon médiateur de la sensibilité actuelle, contemple l’instant napoléonien : un mélange indissociable de répulsion, face à une mécanique de coercition et de mort, et de fascination, inspirée par le souffle intense d’un moment de grandeur confinant au mythe. L’amplitude novatrice du propos, la richesse de ses exemples, la clarté de la pensée et de la rédaction confèrent à ce volume tout à la fois les qualités d’une synthèse de référence et celles d’un ouvrage grand public. Les étudiants en feront un profit évident, dont les enseignants ne peuvent eux aussi que tirer parti. Ils y vérifieront combien, portée par les passions, la guerre est un fait de société total bien avant les conflits de masse de l’ère industrielle.

Guillaume Lévêque © Clionautes.