Journaliste honoraire, Gérard Bonet est aussi historien, auteur d’une thèse sur les origines « quarante huitardes » de L’Indépendant des Pyrénées orientales. Il a publié aux éditions Horvath Les Pyrénées orientales autrefois. D’un siècle à l’autre, 1870-1914 , et Les Pyrénées orientales dans la guerre. Les années de plomb, 1939-1944 ; il a coordonné plusieurs ouvrages collectifs sur l’histoire et les techniques de la presse et de l’imprimerie. Il raconte dans son introduction comment il a contracté l’addiction aux archives et dans quelles conditions, au cours de ses précédents travaux, il a découvert l’existence et le rôle de l’agence de presse Inter-France. Il nous livre aujourd’hui un travail colossal sur cette agence, un ouvrage de plus de 900 pages qui pourrait être le produit d’une thèse de doctorat.
L’éditeur présente ainsi l’ouvrage : « Gérard Bonet explore l’histoire d’une « agence oubliée », Inter-France. Officine patronale sous le Front populaire, elle s’impose dès 1938 comme la plus vaste entreprise de manipulation de l’opinion publique en province. En moins de 10 ans, sous l’impulsion de Dominique Sordet, Inter-France va devenir la plus importante des agences de presse de l’Occupation. Des centaines de titres des deux zones, de ceux qui irriguent les terroirs et sont lus, chaque jour, par des millions de lecteurs, y puisent le cœur de leur information. D’abord nationaliste, puis ouvertement collaborationniste, enfin franchement hitlérienne, c’est l’un des plus formidables outils de propagande au service de la collaboration avec les nazis. Ne négligeant aucune source, exploitant la cartographie et s’appuyant sur un solide appareil critique, ce livre, complet et précis, apporte un éclairage inédit sur les « années noires » et l’histoire de la presse ».
Une somme magistrale
Cet ouvrage impressionnant est de toute évidence le fruit d’un travail de recherche colossal et sans doute exhaustif sur le sujet. L’étude est structurée en quatre parties et 23 chapitres : la première partie, Inter-France centre « régulateur » de la presse nationaliste, comprend huit chapitres et couvre la période 1936-1940 ; la seconde partie, Premier mercenaire de la « cinquième colonne », traite en 7 chapitres de la période 1940-1942 ; la troisième partie, La pieuvre brune fait main basse sur la presse de province traite en quatre chapitres de la même période sous un angle thématique différent ; en quatre chapitres, la dernière partie, La fin d’une misérable ambition, couvre la période 1943-1944, les thèmes de l’épuration et de l’amnistie, et propose de courtes et précises notices biographiques des collaborateurs (aux deux sens du terme !) de l’agence et de leur devenir après-guerre.
Ce texte inclut 17 cartes qui traduisent la profonde connaissance qu’a l’auteur de la presse française, régionale et nationale, et dix tableaux (budgets comparés, salaires mensuels des journalistes etc.). Des centaines, peut être des milliers, de notes infrapaginales d’une grande précision donnent, et souvent commentent, les sources. Les 22 pages de sources montrent l’ampleur de la recherche, effectuée à la fois dans les archives de l’agence Inter-France (conservées à La Contemporaine-Bibliothèque, Archives, Musée des mondes contemporains, ex BDIC de Paris-Nanterre), dans les versements des ministères (Intérieur, Finances, Justice), dans les archives de presse, dans des centres d’archives départementaux, dans les archives de Paris, dans celles de la Préfecture de police, au Service historique de la Défense de Vincennes, dans des dizaines de journaux départementaux et parisiens, à l’Institut d’histoire du Temps Présent.
Sans oublier des archives privées : commission de la Carte d’identité des journalistes professionnels, (nombreux dossiers individuels), Institut d’histoire sociale de Paris-Nanterre, quelques fonds familiaux privés, et des sources cinématographiques et numériques. Après la bibliographie viennent diverses annexes : liste des hebdomadaires et périodiques abonnés à Inter-France en 1941, index des noms de personnes, index de la presse quotidienne régionale, index de la presse périodique parisienne. Toutes les archives disponibles ont été exploitées, et les divers aspects de la question sont donc traités, qu’il s’agisse de l’histoire de l’agence, de son positionnement et de son influence politique, de l’identité des dizaines de journaux régionaux qui y sont abordés, de sa situation comptable et financière, de l’identité de ses journalistes etc. L’histoire de l’agence étant étroitement liée à celle de la France sous l’Occupation, l’auteur replace toujours ses développements dans le contexte de l’évolution du du régime de Vichy, de la collaboration et du collaborationnisme, présentant chaque fois que nécessaire les événements et les acteurs, de façon concise mais précise.
1936-1938 : Dominique Sordet fonde une agence de presse hostile au Front populaire
Né en 1889, sorti de Saint-Cyr en 1912 dans la même promotion que celle de Charles de Gaulle, Alphonse Juin et Charles Béthouart, Dominique Sordet fit d’abord une carrière militaire avant de devenir un critique musical et un critique de disques reconnu, publiant ses chroniques dans L’Action française, Candide et Radio Magazine. Nationaliste, anticommuniste et maurassien, il est ulcéré par la victoire du Front populaire en 1936. « Le vendredi 16 octobre 1936, à la grande surprise des droites et à l’immense stupéfaction des gauches socialiste, radicale et communiste », il publie un violent réquisitoire contre le Front populaire, et davantage encore contre le Parti communiste, dans une dizaine de quotidiens et d’hebdomadaires parisiens de droite et d’extrême droite, ainsi que dans de nombreux journaux régionaux et locaux leur nombre sera arrondi à 300 par la propagande de droite). Intitulé « Quatre mois de Front populaire », se réclamant de la propagande nationaliste, ce « Manifeste des 300 » dénonce « la menace grandissante des catastrophes financières, diplomatiques et sociales auxquelles le Front populaire conduit le pays ».
La colère de Sordet séduit le petit patronat de province, pour qui les Accords Matignon sont une capitulation et une trahison dont est responsable la grande industrie. Par ses subventions, ce patronat, mais aussi une partie du grand patronat, décide de soutenir le projet de Sordet d’une agence de presse engagée résolument à droite et à l’extrême droite, visant à la « remise en ordre » du pays et venant concurrencer la vieille agence Havas, que Léon Blum croit à l’initiative du « Manifeste des 300 ». Ces premières subventions permettent à Sordet d’installer une officine de structure informelle qui s’occupe des questions de presse et de communication pour le patronat de province. Il s’adjoint les services de Marc Pradelle, journaliste et technicien de la presse et de l’imprimerie, ainsi que militant d’Action française. Ils conçoivent le projet d’une agence qui, « forte du soutien du patronat, serait tout à la fois adossée au service des quotidiens et périodiques d’arrondissements et de cantons, (…), une agence d’informations générales dont les bulletins documentaires sur papier, irrigués d’une idéologie nationaliste et anticommuniste, viendraient ajouter aux dépêches des agences télégraphiques au premier rang desquels Havas ».
Sous couvert d’une société anonyme, Société d’études et d’expertises techniques d’imprimerie et de presse (SEETIP), une entreprise visant à rationaliser les imprimeries et journaux du point de vue industriel et commercial, Sordet et Pradelle travaillent à la création d’une agence documentaire et d’informations générales qui soit la propriété des journaux utilisateurs. Les montages juridiques et financiers réalisés, Inter-France, Agence nationale d’informations de presse et de documentation politique, voit le jour le 19 octobre 1938. Elle compte 38 journaux fondateurs. Sordet en est le directeur, Michel Alerme, saint-cyrien lui aussi, anglophobe et germanophile en est le président du conseil d’administration, tous deux secondés par Marc Pradelle et André Delavenne à la SEETIP. Les 38 journaux fondateurs sont des quotidiens de « la droite modérée, conservatrice et monarchiste auxquels s’adjoignent des feuilles de sensibilité radicale – qui viennent des quatre coins de la France. Leur participation au capital en fait les copropriétaires d’une société coopérative de presse d’un genre nouveau puisqu’ils sont les usagers de leur instrument de travail ». Le chapitre 4 est une revue de détail de ces 38 journaux.
Dès l’origine, « quelques personnalités des droites, séduits par l’anticommunisme virulent du projet » soutiennent l’entreprise : Pierre-Etienne Flandin, Louis Marin, Xavier Vallat, Pierre Laval. Une équipe de professionnels est recrutée dans les milieux de la droite nationaliste et royaliste. Parmi eux, Georges Riond, secrétaire général du Syndicat des journaux périodiques des départements, et militant d’extrême droite. La confiance que lui témoignent beaucoup de rédacteurs en chef et de directeurs de quotidiens et hebdomadaires de province, va permettre de nombreuses nouvelles adhésions à Inter-France.
Une agence de presse conçue comme un instrument de propagande anticommuniste
De 1938 à 1944, agence Inter-France « dispensera méthodiquement sa conception politique d’une société fondée sur un pouvoir toujours plus autoritaire auprès des journaux quotidiens et périodiques, petits et grands ». Le vecteur de cette propagande est un « sobre bulletin d’information directement inspiré des correspondances de presse de la seconde moitié du premier XIXème siècle ». Il s’agit d’envoyer aux journaux des matériaux de travail, mais aussi des articles tout faits, ce qui explique « l’accueil exceptionnellement favorable réservé à ces textes par plusieurs centaines de journaux ». Un code de couleurs identifie le contenu des bulletins et leurs destinataires : les bulletins de couleur rouge, couleur chaude, pour l’analyse d’un fait d’actualité et l’information politique sont envoyés aux quotidiens; les bulletins de couleur bleu, couleur froide, pour l’information documentaire et la doctrine, sont envoyés aux hebdomadaires et périodiques départementaux. Vinrent ensuite les bulletins marron pour le domaine social, verts pour l’agriculture, jaunes pour la jeunesse et les sports. Engagés dans le soutien au régime de Vichy et dans la collaboration, ces bulletins ne souffrirent jamais de la censure ni du manque de papier. Les textes ne sont pas signés, sauf dans quelques cas, comme quand il s’agit des éditoriaux de Philippe Henriot, et ne sont pas illustrés.
« Inter-France se présente comme un instrument de propagande et de combat au service de l’idéal nationaliste, et aspire à garantir la paix et « l’ordre français contre le bolchevisme menaçant ». Un programme ambitieux, exposé sans complexe. Car ses dirigeants prétendent rien de moins que défendre l’Italie fasciste et l’Espagne franquiste ; pourfendre la perfide Albion et le Juif corrompu ». Le vendredi 16 décembre 1938, Sordet est à l’initiative d’un appel lancé simultanément dans 430 journaux français, de Paris et de province, demandant au Parlement de mettre fin aux menées étrangères sur le territoire national.
Deux mois après la signature des accords de Munich, ce texte « virulent mêle anticommunisme et antibellicisme », exigeant la dissolution du Parti communiste. L’Humanité et Le Populaire réagirent vigoureusement à cet « Appel des 430 » qui s’apparente à une opération de promotion publicitaire pour Inter-France. Néanmoins sa situation financière reste fragile Ses actionnaires sont peu nombreux et ses finances demeurent dépendantes des libéralités « de ses riches et prestigieux parrains issus de l’industrie et de la finance et (du) soutien nominatif de quelques caciques des droites conservatrices, nationalistes et antiparlementaires, que soude un anticommunisme virulent ». Quand la guerre éclate, quand la défaite survient, Inter-France est une entreprise fragile. L’occupation et la collaboration vont lui apporter la prospérité.
Le choix précoce de la collaboration la plus totale
Le 11 octobre 1940, de conserve, le gouvernement Laval et les autorités allemandes, sous le contrôle des censures française et allemande, autorisent Sordet à rouvrir l’agence à Paris, à créer un bureau à Vichy et, simultanément, à diffuser les bulletins dans les deux zones. « Dans une France coupée en deux, la ligne de démarcation garantissant l’étanchéité des deux zones, cette autorisation, outre qu’elle est unique et exceptionnelle, est vitale pour une entreprise encore fragile. » L’agence prend un « irrésistible élan » en se dédoublant « entre un Vichy attentiste où la retient une connivence intéressée, et un Paris collaborationniste dispensateur de ce nouvel ordre européen auquel aspirent Sordet et Alerme fascinés par le vainqueur allemand ».
Antisémites, antidreyfusards, nationalistes anticommunistes, convaincus de la victoire allemande, partisans d’une collaboration politique, idéologique et militaire avec le régime nazi et de l’intégration de la France dans une Europe nouvelle nationale-socialiste, les dirigeants et une bonne partie du personnel de l’agence Inter-France font partie de la frange radicale qui trouve Pétain trop attentiste, la Révolution nationale trop surannée, et qui aspire à un système totalitaire. Les bulletins chantent les louanges de Montoire et Sordet milite pour le rapprochement idéologique avec l’Allemagne nazie ; aussi Charles Maurras lui adresse-t-il une lettre hargneuse et méprisante, l’informant que « son nom ne salira plus jamais les pages de son journal »
Dès novembre 1940, Sordet entre en contact avec Tansozean, l’agence télégraphique internationale du Troisième Reich. « L’intermède Flandin » est source d’inquiétude pour Sordet mais les pourparlers aboutissent en août 1941 : l’Etat français et les autorités allemandes autorisent Inter-France, agence privée, à diffuser télégraphiquement de l’information nationale et internationale dans les deux zones. Le cas est unique. « Inter-France est désormais en mesure de diffuser massivement son credo politique et idéologique marqué du sceau nazi. »
L’agence se dote d’une maison d’édition en mai 1941, la Société des Editions Inter-France (SEDIF). Le monde de l’édition est alors totalement « aryanisé ». La ligne éditoriale et le choix des textes publiés sont du seul ressort de Sordet qui souhaite diffuser auprès du grand public des opuscules et ouvrages brochés, œuvres de journalistes et d’universitaires collaborationnistes. En 1943 et 1944, la SEDIF publiera des ouvrages « ultra radicaux fondés sur la défense et l’illustration des idéologies véhiculées par le fascisme et le nazisme ». L’auteur dresse « un « état des lieux du collaborationnisme en quinze ouvrages ».
L’accord de partenariat avec l’agence allemande Transozean prélude à la création en octobre 1941, d’une agence de dépêches, Inter-France-Informations (IFI) qui s’impose rapidement, Havas disparue, comme la première agence télégraphique privée en France. « Portée sur les fonts baptismaux par quinze quotidiens de province (dont plusieurs poids lourds de la presse de province), IFI est également la première agence d’information télégraphique qui soit coopérative et corporative –deux caractéristiques intrinsèquement vichystes- qui ait jamais vu le jour en France. » Les 15 journaux fondateurs d’IFI sont des quotidiens qu’il faut bien considérer come favorables à l’orthodoxie collaborationniste et qui constituent l’avant-garde d’une armée de journaux provinciaux qui se font les auxiliaires dociles de la propagande allemande.
1942 : L’apothéose d’Inter-France, « la Collaboration dans toute son abjection »
L’agence est devenue un groupe de presse : Inter-France, Inter-France-Informations et leurs services annexes s’installent dans de luxueux bureaux du Palais Berlitz, réquisitionnés à cet effet, alors qu’une autre partie de l’immeuble reçoit l’exposition « Le Juif et la France ». L’auteur présente les méthodes américaines d’organisation du travail au sein de l’entreprise, l’évolution de ses effectifs, son service de documentation (la « pressothèque », fonds de référence sur le nationalisme et le fascisme), et ébauche une « petite sociologie des personnels du groupe Inter-France » (au moins 124 salariés). Les hommes y sont très majoritaires, bien rémunérés, issus de milieux aisés et bourgeois, majoritairement parisiens, ils ont effectués des études secondaires et universitaires et ont souvent milité dans des organisations d’extrême droite. Sordet adhère au Cercle européen et au Rassemblement national populaires (RNP) de Marcel Déat. Il sera, avec Alerme, au nombre des fondateurs du Comité des amis de la Waffen SS.
Du 10 au 12 octobre 1942, en différents lieux de Paris, les Journées Inter-France constituent l’apothéose du groupe de presse. Gérard Bonet consacre un chapitre à l’événement. « A la fois opération de propagande destinée à montrer le rayonnement de la Maison Inter-France, instrument de cohésion des idéaux nationaux puis collaborationnistes depuis l’automne 1940, rassemblement mondain organisé en dépit des difficultés de l’heure, son directeur général veut faire de cette manifestation le grand événement parisien d’octobre 1942. Cela avec le soutien plein et entier de Pierre Laval revenu au pouvoir. » 400 directeurs et rédacteurs-en chef « se sont trouvés de bonnes raisons pour honorer l’invitation de Sordet (…) 400 patrons de presse dont la présence (…) cautionne l’ordonnance allemande sur l’aryanisation, laquelle exclut les Juifs de certaines professions, dont la leur ! » Les dépenses somptuaires (décorations florales, banquets, spectacles et réceptions au palais de Chaillot, vins fins, hôtels de luxe etc.) sont couvertes par le gouvernement de Vichy pour les deux tiers ; la logistique est facilitée par les Allemands.
Nombreuses sont les autorités et personnalités françaises et allemandes, politiques, diplomatiques, culturelles, policières et militaires qui assistent et participent, « la crème vichyste, le gratin collaborationniste et dignitaires nazis ». « L’illustration de la Collaboration dans toute son abjection prend sa pleine signification dans l’indécence de ce mélange, de ce brassage et, pour tout dire, de cette complicité à l’origine de laquelle se trouve l’agence Inter-France qui s’en veut la vitrine. »
Le premier vecteur de propagande pro allemande de la presse écrite sous l’Occupation
En 1943, 183 journaux nationaux sont associés à Inter-France, soit près du quart des 795 journaux alors en activité en France. Ce sont essentiellement des journaux de droite et d’extrême droite (70 %), mais un quart des quotidiens sont issus de la gauche, de modérée à radicale. Ils se décomposent en 35 quotidiens (sur les 131 qui paraissent alors), 132 hebdomadaires, 14 bihebdomadaires et 2 trihebdomadaires. Tous ces journaux sont des utilisateurs des bulletins d’Inter-France et donc des relais consentants de sa propagande collaborationniste, avant qu’elle ne devienne franchement nazie. « Il n’est pas exagéré d’écrire que, pendant l’Occupation, l‘agence documentaire Inter-France, considérée du point de vue de la presse écrite, fut le premier vecteur de propagande, d’abord vichyste, puis pro allemand. Lequel, bien sûr, ne supportait pas la comparaison avec l’inégalable audience de la presse parlée ».
L’orientation politique de l’agence et du contenu idéologique des articles et des dépêches, a évolué vers des positions assumées, de plus en plus radicales et extrémistes. S’ils ont soutenu Pétain dès l’origine, Sordet et ses collègues sont très hostiles au renvoi de Pierre Laval, qui est pour eux le garant de la collaboration. Sordet est un disciple convaincu de Marcel Déat, et il adhère à son parti, le Rassemblement national populaire. Il applaudit à la création de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF). Quand Laval revient au pouvoir, l’agence prend sans discontinuer la défense de sa politique, souhaitant la victoire de l’Allemagne, défendant la Relève puis le STO, prônant la persécution des Juifs. « Les bulletins Inter-France, tous bandeaux confondus, n’accordent pas une ligne à la rafle du Vél’ d’Hiv, ni aux suivantes effectuées dans la zone Sud. » Par la suite, ils s’engagent enfin dans la défense de l’Etat milicien et dans l’apologie de la violence contre la Résistance et les maquis. Les derniers écrits de Sordet, ses articles et son livre (Les derniers jours de la démocratie), sont délirants, il espère encore en juillet 1944 que les Allemands vont mettre au point la bombe atomique.
La mission première d’Inter-France consiste à alimenter en article et documents des journaux et périodiques de province ; elle leur propose une variété d’articles prêts à l’emploi moyennant un ticket d’entrée de 500 francs (équivalent à 250 en 1938 et 117 € en 1943), somme raisonnable.La moitié de la presse quotidienne française subit l’influnece de l’agence télégraphique de Sordet. « Dispensatrice d’une information dirigée et partisane, elle est une officine de propagande collaborationniste sous couvert de journalisme », et « l’auxiliaire zélé sinon l’intermédiaire incontournable du gouvernement et des ministères ». Elle se rend indispensable aux journaux « tant par l’octroi de petits et grands services qu’en s’instaurant leur intercesseur privilégié auprès du pouvoir central » ; stratégie qui « nécessite, au minimum, l’accord tacite des services allemands ». L’auteur souligne « l’ampleur de la soumission admirative des petites feuilles de province à Dominique Sordet » et, parallèlement, « l’assujettissement voulu et consenti d’Inter-France » au gouvernement de Vichy et aux autorités d’occupation ».
L’auteur pose évidemment la question fondamentale de la réception auprès du public. En ces temps de restrictions alimentaires, les quotidiens régionaux et départementaux étaient la principale source d’information des ménagères de province. On n’achetait pas le journal pour la propagande allemande que, bien souvent, on ne lisait pas. Néanmoins le public a l’habitude de son journal et celui-ci s’est fait le vecteur de diffusion d’une idéologie pernicieuse. « Dilué mais redondant, verbeux et outrancier, le matraquage idéologique de masse dispensé par les dépêches d’Inter-France-Informations (…) n’a pu laisser indemne le grand public. » « Il n’est pas exagéré d’écrire qu’entre l’automne 1940 et l’été 1944, la presque totalité de la presse de province fut complice de l’agence nationaliste puis collaborationniste et enfin nazie, complicité active pour les fondateurs, complicité consentie pour les actionnaires, complicité au minimum passive pour les journaux qui étaient les « simples abonnés », quelle qu’en soit la raison. »
« Crimes sans châtiment »
Cette expression, qui est le titre d’un chapitre du livre (120 pages sont consacrées à la question de l’épuration) est extraite d’un dossier des Cahiers de la Résistance consacré à Inter-France et à son nécessaire procès. Mais l’affaire a duré interminablement, s’est enlisée pendant cinq ans et finalement, pour diverses raisons, tous ces collaborateurs de la plus sombre espèce ont échappé aux peines qui auraient dû être les leurs. 22 personnes morales et physiques furent inculpées du chef d’intelligence avec l’ennemi. Il fallut cinq ans, de 1945 à 1949, pour connaître le réquisitoire définitif du ministère public. Au terme de ce réquisitoire, seules cinq furent renvoyées devant le tribunal, les autres bénéficiant d’un classement. Parmi les cinq, seule la société Inter-France (et ses filiales) est renvoyée devant la cour de justice. Sordet et Alerme ont fui à l’étranger. Sordet rentre assez vite en France pour y mourir du cancer le 13 mars 1946.
Alerme revient plus tard, lui aussi pour mourir, le 1er mars 1949. Non seulement ils ne furent pas punis de leurs crimes, mais ils ne purent pas témoigner. L’auteur analyse très en détail les avatars de cette affaire d’épuration et constate que « l’éventualité d’un procès d’Inter-France signifiait l’ouverture de la boîte de Pandore ». On se contenta du procès de Je suis Partout, qui servit d’alibi. Le dossier était complexe, la justice saturée, un véritable procès aurait pu se révéler dangereux pour diverses personnalités « qui avaient trouvé le moyen de se remettre en selle la Libération venue ». Dans le dernier chapitre, Que sont-ils devenus ?, Gérard Bonet retrace le destin d’après-guerre de 40 journalistes qu’il présente individuellement. Il montre que l’épuration professionnelle fut plus ferme et plus efficace que la répression judiciaire. Néanmoins beaucoup de ces journalistes collaborationnistes, nostalgiques de Vichy et militants néofascistes, continuèrent d’œuvrer dans diverses officines et feuilles d’extrême droite.
Cette étude magistrale vient combler un vide historiographique dont on s’étonne qu’il ait été aussi profond. En effet, si Inter-France n’était pas une inconnue, elle n’occupe que quelques lignes dans les études et les ouvrages les plus essentiels consacrés à la Collaboration. Oubliée, effacée de la mémoire collective, elle n’avait pas trouvé son historien. Ce vide est comblé, et de belle manière. Une édition allégée de cette étude dense et longue serait sans doute souhaitable car elle en permettrait l’accès à un plus large public.
© Joël Drogland pour les Clionautes