Tout le monde a des secrets. Les individus comme les peuples s’en accommodent par le silence. Un silence qui efface ou exacerbe. Cette éditions intégrale en un seul et même volume du quadriptyque Les Années rouge et noir en est une démonstration accomplie. Transposant le néopolar politique du romancier Gérard Delteil, publié en 2104, elle brosse sous une forme semi-fictionnelle la saga des Trente Glorieuses.
On y suit, de 1944 à 1974, la chronique politique et sociale de la France à travers un double fil rouge. Le premier suit les destinées entrelacées de quatre personnages de fiction, liés par de coupables secrets datant des mois précédant la Libération. Le second concerne les fiches mécanographiques dressées à la Préfecture de Police sous l’Occupation. Les informations compromettantes encodées qu’elles recèlent, escamotées à la Libération, sont un outil de pression politique et un motif d’inquiétude personnelle.
Cette traversée de trente années d’Histoire de France a pour protagonistes principaux deux femmes et deux hommes de l’ombre. Ils incarnent les fractures politiques de l’après-guerre. La première est une jeune résistante gaulliste de bonne famille portant le fardeau d’une coupable dénonciation. Le second est un retors conseiller politique occulte issu de la Collaboration, dont le profil n’est pas sans évoquer celui de Georges Albertini. Un troisième est un jeune ouvrier homosexuel de gauche, en trajectoire d’ascension et d’émancipation sociale. Enfin, la dernière est une journaliste ambitieuse et entreprenante qui fait énormément penser à Françoise Giroud. Tous quatre représentatifs d’une époque lourde d’équivoques et de compromissions, tout en étant porteuse d’une dynamique de modernité.
Ce quatuor navigue entre appétit de pouvoir, désir de reconnaissance et besoin d’expiation à travers trente ans de vie politique et sociale française. Ses membres traversent les moments troubles et agités qui caractérisent la Libération, la reconstruction et la Guerre froide, la guerre d’Algérie et Mai 68. Ils accompagnent le processus d’émancipation des femmes, l’affirmation des homosexuels et les débuts de l’informatique. Ils baignent dans les amnésies intéressées et les compromissions inavouables du monde politique avec les soutiers mal repentis de la Collaboration. Cooptés par les réseaux de l’anticommunisme, des hommes de main de celle-ci parviennent même à se réinventer dans les turpitudes du Service d’Action Civique, préposé aux basses besognes du Gaullisme.
Les ressorts de l’intrigue font interférer directement ou indirectement les différents personnages avec un certain nombre de personnalités d’époque. Motivés par l’esprit de parti ou la raison d’État, le chef milicien Francis Bout de l’An, Pierre Mendès-France, De Gaulle, Georges Pompidou, Charles Pasqua, Pierre Juillet et Marie-France Garaud, entre autres, composent une redoutable galerie de seconds rôles…
Cette belle fresque didactive et addictive brosse une brillante histoire parallèle des coulisses fangeuses des IVe et Ve Républiques. Un dessin dynamique et des couleurs jouant – fatalement – sur le rouge et le noir lui confèrent une personnalité esthétique tangible. Cette habile initiation à notre passé contemporain est à recommander aux amateurs de bande dessinée. D’un point de vue pédagogique, elle a aussi toute sa place dans un CDI de lycée.