Clément Thibaud, qui coordonne ce numéro spécial du Mouvement social, est maître de conférence à l’Université de Nantes et chercheur au CRHIA (Centre de recherches en histoire internationale et atlantique)http://www.univ-nantes.fr/thibaud-c-1/0/fiche___annuaireksup/. Il est par ailleurs l’un des deux coordonnateurs du projet STARACO (Statuts, Race, Couleurs dans l’Atlantique de l’Antiquité à nos jours)http://www.staraco.org/fr « dont l’une des ambitions est d’écrire une histoire de l’émergence et de la diffusion des hiérarchies fondées sur la race et la couleur à partir de la fin du Moyen-Age jusqu’au XIXe siècle, dans la perspective d’une histoire atlantique. »« Editorial », p. 18. La publication de ce numéro du Mouvement social résulte de ce projet et, naturellement, du choix de la direction de la revue d’accueillir dans ces colonnes les différentes contributions rassemblées et présentées par Clément Thibaud. En embrassant la totalité du territoire américain (cinq articles portent sur l’Amérique latine, deux sur les Etats-Unis, un sur les Antilles françaisesLe sommaire détaillé est disponible sur le site de la revue ; http://www.lemouvementsocial.net/numero_revue/2015-3-race-et-citoyennete/), cherchant ainsi à dépasser la logique des aires culturelles, les auteurs s’interrogent sur les implications des révolutions américaines de la fin du XVIIIe siècle et du XIXe siècle pour les « gens de couleur ». Il s’agit de savoir dans quelle mesure ces populations ont participé au processus révolutionnaire et l’ont soutenu, d’une part, et si celui-ci a conduit à leur émancipation totale et à leur accès à une citoyenneté « complète », d’autre part. Selon Clément Thibaud, aussi étrange que cela puisse paraître, le sujet est assez neuf : « La tension entre la race et la « citoyenneté moderne », inscrite dans l’horizon de l’égalité civile et politique, constitue un enjeu majeur de la construction des sociétés démocratiques et son importance est à la hauteur de son relatif oubli historiographique. C’est ce contraste structurant qui est l’objet des huit articles de ce dossier. »« Editorial », p. 5.

Race

Dans l’ensemble des articles, l’emploi du mot « race » renvoie naturellement à un usage heuristique. Il s’agit de comprendre comment cette catégorie, appartenant aux représentations des acteurs de l’époque et des faits étudiés, a pu peser sur l’histoire de l’accès à la citoyenneté des « gens de couleur ». Clément Thibaud se sent cependant obligé de revenir longuement sur la question de l’usage du mot et la notion de « race » dans les sciences humaines en général et dans les études historiques en particulier : « Avant d’entrer plus avant dans le sujet, il faut lever une hypothèque que l’on a coutume d’aborder d’emblée. Que veut-on dire lorsque l’on aborde le thème de la race ? Le peut-on sans y mettre les guillemets ? Les auteurs du dossier répondent positivement, considérant, comme le suggère Magali BessoneBESSONE Magali, Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques, Paris, J. Vrin, 2013., que la notion renvoie à une construction sociale, dont la définition minimale serait la transmission généalogique, par les corps, d’une macule, d’une infériorité morale supposée, d’une forme d’impureté. Ils ne sont donc pas racistes, à la bonne heure. Si la longue aphasie de l’historiographie française sur les enjeux raciaux paraît, aujourd’hui, prendre fin, de nombreuses résistances marquent encore le débat scientifique comme public. Elles renvoient à une crainte tout à fait légitime : parler de la race risquerait de ratifier son existence, acquiescer nolens volens à la pensée et aux catégories raciales. […] La race n’est pas, au sens du réalisme naturaliste, mais elle est, du point de vue d’une sociologie constructiviste. Cette tension entre être et non-être, souvent rendue par des guillemets dans les publications en français, pourrait donner lieu à des graphies particulières […]. Cela indiquerait que le mot fait signe vers des pratiques sociales et politiques contingentes et situées, non vers un donné scientifique ou conceptuel de sinistre mémoire. Nonobstant, nous avons pris ici le parti de garder le mot tel quel, sans innovation graphique, à la manière d’un historien athée qui écrirait le mot Dieu, et constaterait l’existence des religions et les effets sociaux de ces croyances. »« Editorial », p. 10-11.
Il est vrai que la race est omniprésente dans l’ensemble des sociétés et des territoires étudiées dans les différents articles, avant mais aussi après les révolutions. C’est le cas en particulier dans l’empire espagnol où s’appliquent les lois sur la pureté du sang (limpieza de sangre), « inventées » à la fin du Moyen-Age dans la péninsule ibérique pour marginaliser les « nouveaux chrétiens », c’est-à-dire les juifs ou musulmans convertis et leurs descendants, et où la population métisse est elle-même répartie en différentes castes« Les castes étaient, dans l’empire espagnol, les métis libres des trois sangs (indien, européen, africain). Les Mestizos étaient, au premier sens du terme, les métis d’Indiens et d’Européens ; les Zambos, d’Indiens et d’Africains ; les Mulatos, d’Africains et d’Européens (ou plutôt de Blancs et de Noirs). » (« Editorial », p. 13, note)..

Révolutions et citoyenneté

Comme le montrent l’éditorial de Clément Thibaud et les différentes contributions consacrées à l’Amérique latine, les révolutions qui éclatent dans ce vaste territoire au début du XIXe siècle sont largement façonnées par des enjeux étroitement liés à la question de la race : la participation des esclaves, des indiens et plus largement des « gens de couleur » au processus révolutionnaire, les débats et les conflits sur leur accès à la citoyenneté et, naturellement, l’abolition de l’esclavage.
Le rôle central joué par ces populations dans le processus révolutionnaire est un acquis récent de l’historiographie, auquel le lecteur francophone peut donc avoir accès grâce à ce numéro du Mouvement social : « Ces dernières années, les études se sont multipliées sur le processus de politisation des gens de couleur et des Indiens de la Côte-Ferme, une région comprenant la côte Nord de la Caraïbe continentale hispanique, de Carthagène-des-Indes à Cumaná, à l’est du Venezuela actuel. Ces travaux éclairent une autre face des indépendances, longtemps laissée dans l’ombre au profit de la geste des grands libérateurs : la participation active aux révolutions des groupes racialisés ou ethnicisés. »TIBHAUD Clément, « La pureté de sang en révolution. Race et républicanisme en Amérique bolivarienne (1790-1830) », p. 33-54, p. 33. Cette participation concerne du reste les deux camps ; ainsi, des « libres de couleur » s’engagent aussi bien dans les rangs des troupes révolutionnaires que dans celles des armées royales, contre la promesse de profiter de privilèges qui leur étaient jusque là inaccessibles dans ce dernier cas de figure.
Par ailleurs, la fin de la colonisation espagnole, si elle n’entraîne pas la disparition de différentes formes de discrimination raciale, conduit à l’accès général de tous les hommes libres à la citoyenneté et représente une « innovation extraordinaire » qui n’occupe pas, selon Clément Thibaud, la place qu’elle mérite dans l’historiographie des révolutions atlantiques : « La fin des discriminations légales pour les classes dégradées fut l’une des nouveautés les plus importantes des révolutions républicaines de la Côte-Ferme et, avec toutes ses limites, un bouleversement radical des hiérarchies de couleurs, « races » et conditions dans le monde atlantique. Le principe selon lequel les Indiens et les descendants d’Africains avaient vocation à faire partie du monde de la citoyenneté politique ne fut jamais remis en question, même si l’adoption postérieure de critères censitaires et capacitaires, comme savoir lire et écrire, ruina parfois sa mise en pratique au cours du XIXe siècle. »Ibid., p. 52-53.
Deux contributions, celle de Daniel Gutiérrez Ardila« La politique abolitionniste dans l’État d’Antioquia, Colombie (1812-1816) », p. 55-70, d’une part, et celle de Gabriel Entin, et Magdalena Candioti« Liberté et dépendance pendant la révolution du Rio de la Plata. Esclaves et affranchis dans la construction d’une citoyenneté politique (1810-1820) », p. 71-91., d’autre part, sont centrées sur la participation des esclaves aux révolutions et sur le développement de processus d’affranchissement de certains esclaves ou d’abolition générale dans ce contexte. A les lire, on comprend que la question est d’une complexité dont il est difficile de rendre compte en quelques lignes. On peut toute de même retenir que la question de l’émancipation des esclaves entraîne des débats et des conflits qui opposent les droits des propriétaires d’esclaves à ceux des esclaves eux-mêmes, tant et si bien que les mesures d’affranchissement ou d’abolition ne sont jamais ni générales ni brutales, qu’elles prévoient généralement un rachat, une indemnisation ou une émancipation graduelle, telle cette « liberté des ventres » qui consiste à accorder la liberté aux enfants d’esclaves au bout d’un certain nombre d’années.

Après les révolutions …

Deux articles, celui de Marie-Jeanne Rossignol« Les Noirs libres et la citoyenneté américaine dans le Nord-Ouest des États-Unis (1787-1830) », p. 113-135. et celui de Silyane Larcher« L’égalité divisée. La race au cœur de la ségrégation juridique entre citoyens de la métropole et citoyens des « vieilles colonies » après 1848 », p. 137-158., permettent de se poser la question des liens entre race et citoyenneté une fois l’abolition acquise, dans des territoires abolitionnistes aux Etats-Unis, dans le premier cas, et dans les colonies françaises, dans le second. Dans les deux exemples étudiés, les discriminations perdurent et les esclaves affranchis ou leurs descendants ne peuvent exercer pleinement leur citoyenneté.
Entre 1848 et 1946, autrement dit entre l’abolition de l’esclavage et l’avènement de la quatrième république, les « vieilles colonies », territoires français peuplés de citoyens français, connaissent un régime d’exception. Les esclaves des Antilles, de la Guyane et de la Réunion sont bien devenus des citoyens français à part entière mais, pendant le Second empire, ils ne peuvent exercer leur droit de vote. Par ailleurs, des lois particulières, différentes de celles de la métropole mais adoptées par le Parlement français, régissent ces territoires jusqu’en 1946. Ce régime d’exception s’explique selon Silyane Larcher par le regard racialiste sinon raciste porté par la métropole sur les anciens esclaves ou leurs descendants, même s’il exprime à travers un discours capacitaire : « Les ressorts non juridiques ou, pourrait-on dire, « idéologiques », des fondements de légitimation de ce régime distinct de celui des citoyens de la métropole déterminent, en effet, une production originale de la « race » qui articule à la différence anthropo-ethnique une conception essentialisée du passé esclavagiste lui-même et du corps social des colonies de plantation. »Ibid., p. 138 En d’autres termes, les descendants d’esclaves auraient hérité de leurs ancêtres des mœurs et des comportements dont ils ne sauraient se défaire et qui les différencieraient des métropolitains, pour ne pas dire des Européens blancs. Pour étayer son propos, Silyane Larcher cite notamment cet extrait d’un rapport d’une commission ministérielle chargée, en 1874, de réfléchir à l’application de la législation du travail en métropole aux « travailleurs créoles » :
« En France, des mœurs et des usages séculaires suppléent aux institutions en matière de travail, car il n’y a point de législation spéciale à cet égard, et demander l’application aux colonies de la loi métropolitaine, c’est proclamer la liberté des contrats. Or, tous les pouvoirs qui se sont succédé en France, depuis l’émancipation, ont admis la nécessité d’un régime spécial pour les colonies. […] Après vingt-deux années d’exercice, est-il possible d’abolir purement et simplement un acte qui est à la base de cette législation et de rompre, en un instant, les rapports qu’il a créés, les règles qu’il a tracées ? Ne serait-ce pas manquer au principe qui soumet tout progrès social à la loi des transitions et jeter dans la société coloniale une perturbation profonde ? N’est-il pas à craindre que les populations créoles, chez lesquelles le sentiment de l’obligation morale du travail n’existe pas encore à un degré suffisant, ne voient, dans l’abandon de tout moyen de contrainte, un encouragement à la paresse ? […] n’irait-on pas contre le but, en abrogeant toute disposition spéciale et en livrant le travailleur à ses propres instincts. »Commission du régime du travail dans les colonies, Rapport présenté au ministre de la Marine et des Colonies par M. le Vice-Amiral Fourichon, Paris, Imprimerie nationale, 1875, p. 6. ANOM, Généralités, C.135–D.1152.
Ces quelques lignes ne rendent que très partiellement compte de la richesse de ce numéro spécial du Mouvement social. Sur un sujet peu connu et peu étudié en France, en particulier dans l’enseignement secondaire, il apporte de précieux éclairages qui doivent permettre d’enrichir, en classe de seconde par exemple, les cours sur « L’élargissement du monde aux XVe et XVIe siècles » et sur le thème 5 du programme : « Révolutions, libertés, nations à l’aube de l’époque contemporaine. »