Voilà un livre qui ne laissera sans doute pas indifférent et on pourrait d’ailleurs estimer qu’il serait bon qu’il ait des répercussions. Pourquoi cela ? Et bien sans doute parce que Jacques Lévy se livre à une analyse de la situation de la France qui a le mérite de parler directement, frontalement et certains diront peut être brutalement des réalités et de certains aveuglements de la société française.

Jacques Lévy est géographe, professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, directeur du laboratoire Choros et co-directeur de la revue espacestemps.net. Il a déjà publié de nombreux livres depuis le célèbre  » Le monde : espaces et systèmes ». De plus, il a coordonné  » le dictionnaire de la géographie » ou « Europe : une géographie ».

Un constat sans concession

Jacques Lévy commence donc par dresser un état des lieux de la France qui ne s’embarrasse pas de langue de bois, certains diront de nuances :  » la gauche et la droite se sont révélées incapables de sortir de l’alternative entre une inaction complaisante et une agitation sans effet ». L’auteur souligne aussi que le particularisme français a été un objet de fierté. Mais l’affirmation d’une différence, ce cavalier seul, cette splendide différence n’est plus tenable aujourd’hui. C’est donc à une sérieuse remise en cause d’un « modèle français », formule pratique mais sans doute un peu creuse, que nous convie Jacques Lévy.
Le livre est donc accompagné de trente cartes en couleurs organisées en plusieurs cahiers. Après quelques cartes mythiques du territoire, ce sont davantage, et c’est là l’intérêt, d’autres cartes qui sont proposées et notamment des cartogrammes. Un cartogramme est une carte pour laquelle une variable thématique remplace la surface des territoires représentés. La géométrie de l’espace de la carte est alors déformée afin de conformer aux informations relatives à la variable représentée.

Puisqu’on vous dit que la France est urbaine !

C’est l’objet du chapitre 1 et 2 dans lequel Jacques Lévy plaide tout d’abord pour redonner une vraie place à la géographie et ne pas en faire un simple adjuvant de la construction républicaine. L’auteur montre que c’est en essayant d’analyser des votes que s’est imposée l’importance de la ville, et notamment la distance au centre. Comme l’a encore montré la dernière présidentielle, le vote protestataire est de plus en plus massivement un vote périurbain.
Le phénomène central est donc de considérer que la France est urbaine ; or tout conduit souvent à ne pas voir cette réalité. Les cartes classiques minimisent le poids des villes et si ce n’était pas suffisant c’est l’Insee elle même qui tripatouille les indicateurs refaisant basculer dans la catégorie rurale 8 millions de Français. Pourtant les trois quarts des habitants vivent dans 13 % des communes tandis que les deux tiers des communes n’en hébergent que 10 %.
Si la France est bien urbaine, il faut donc penser avec la logique de réseau.  » La meilleure manière de se représenter l’espace français d’aujourd’hui est de le considérer comme un ensemble d’entités urbaines autonomes reproduisant la même configuration interne ». Jacques Lévy va plus loin et avance que « les zones périurbaines devraient être intégrées dans les périmètres de gouvernance des métropoles » : on imagine l’effet de déflagration politique si cette proposition était mise en œuvre !

Jacques Lévy : un dynamiteur d’idées reçues

Tout au long de son ouvrage, l’auteur s’attaque ainsi à de nombreuses idées reçues sur le territoire français : non, les centre villes ne sont pas si embourgeoisés mais sont le lieu d’une certaine mixité, non, la ville n’est pas l’ennemi du développement durable ! car  » si tous les habitants de la France métropolitaine vivaient dans une seule ville ayant la densité de Paris intra muros ils n’auraient besoin que de 3000 km 2 soit à peine plus de la moitié de la surface d’un département moyen. Les 94 % restants seraient vides d’hommes et pourraient être consacrés à une agriculture respectueuse de l’environnement ». Il bat ensuite en brèche la question de la carte scolaire : sans cadre les inégalités se développent et si on le maintient, ce sont les parents les plus compétents qui utilisent le système !
Le lecteur n’est pas au bout puisque en quelques pages (pages 156 à 163), Jacques Lévy bouleverse trois énoncés qui, comme il le dit, ont pu avoir un sens fort dans le passé mais qui sont aujourd’hui  » un héritage congelé dont le message s’est épuisé » !! La France est donc urbaine et il faut arrêter de croire l’inverse même si une grande partie des Français continue de se raconter une histoire de cette France rurale éternelle. L’Etat s’est construit comme un empire dont il doit gérer les composantes alors qu’il faudrait mettre en place une réelle décentralisation. Enfin, la construction de l’Etat fait de la recherche de l’échelle unique un projet rationnel.
Dans le décapage généralisé Jacques Lévy termine en exécutant Jean-François Gravier et derrière son livre ultra connu et référence quasi obligée, il dresse le portrait moral et idéologique qui sous-tendait son propos.

La France a besoin de justice

C’est un point particulièrement séduisant de l’ouvrage qui choisit de l’aborder par des cas que l’on pourra utiliser en les transposant en cours. Il choisit donc de poser la question de la justice, de l’espace à travers la santé, le logement, l’école comme on l’a montré ci-dessus et la mobilité. A travers ces exemples, on en arrive à quelques idées fortes.  » Le postulat d’égalité par l’uniformité se fonde sur un triple déni de ce qu’on apprend de la géographie des sociétés contemporaines : l’espace est différencié, cette différenciation est utile, inégalités et différences ne sont pas synonymes. Or la principale logique de différentiation productive, c’est l’urbanisation.  »

Un bémol : les géographes parlent aux géographes ….

Il est dommage qu’un tel livre qui devrait être lu le plus largement possible soit parfois entravé par des formules et du vocabulaire qui n’a rien d’évident pour le commun des mortels. Un peu comme si l’effort d’explicitation avait été arrêté à mi chemin. Il y a pourtant eu un effort en reportant en fin de volume un glossaire des principaux termes et notions essentielles. Pourtant on entendra parler de gradient d’urbanité, d’ « anneau des seigneurs » page 71 et quelques passages nécessitent un minimum de connaissances géographiques.

….mais les géographes parlent aussi au public !

Voilà une autre force de l’ouvrage qui ne se contente pas de tirer à boulets rouges sur les mythes, mais propose également des réponses très concrètes. C’est dès l’introduction que Jacques Lévy invite à débattre, histoire que l’on parle bien des réalités et non des images construites. Il plaide pour un nouveau contrat géographique. La démarche est louable mais tout à chacun peut il maitriser tous les termes du débat ? Il appelle à faire sauter le tabou du fédéralisme. Il propose une articulation du territoire en cinq niveaux. Il va même plus loin en proposant un dispositif pour ce qu’il appelle  » la mise en mouvement des territoires ». Il invite à faire sauter des verrous comme celui qui consiste à croire qu’il faut absolument produire des logements dans un cadre étatique pour les rendre accessibles.

Voici donc un livre vivifiant, acide parfois, dérangeant souvent et qui interroge beaucoup au fur et à mesure de sa lecture. Un ouvrage à lire absolument.

© Jean-Pierre Costille, Clionautes.