Fine analyse des bouleversements que la guerre a provoqué autant dans le domaine public que dans celui de l’intime
Après l’effroyable hécatombe de la Grande Guerre, le retour des combattants au sein de leur famille ne se fait pas toujours facilement aussi bien pour ces hommes qui ont vécu des expériences plus que difficiles que pour leur famille qui ont appris à se passer d’eux pendant quatre ans ou plus selon la date de la démobilisation. C’est cette période parfois difficile que l’auteur a choisi d’étudier en se focalisant sur les difficultés de ce retour pour les poilus époux et pères et sur leur famille.

La guerre et « les conséquences de la saignée démographique qui laisse environ 700 000 veuves et 1 100 000 orphelins sont en effet à la fois affectives, identitaires et sociales ». Plusieurs années de séparation et de cassure des couples et des familles ne pouvaient qu’avoir des conséquences parfois dramatiques lors des retours, parfois au contraire avec pour effet de resserrer les liens comme le montre, entre autres exemples utilisés par Dominique Fouchard, la correspondance affectueuse échangée entre l’historien Jules Isaac et son épouse.

Cet ouvrage, dérivé de la thèse soutenue en 2011 sous le titre L’empreinte de la Grande Guerre dans les familles françaises : Quels retours à l’intime dans l’entre-deux-guerres ? se compose classiquement de trois parties subdivisées en huit chapitres. La première partie est consacrée au retour, la deuxième aux conséquences des expériences différentes au sein de la famille, enfin la dernière partie aux nouveaux comportements.
Le retour (« du retour rêvé au retour réel ») moment primordial, est traité sous deux aspects : « l’imaginaire du retour » et « du front militaire au front domestique ».

L’importance de l’imaginaire du retour est souligné, aussi bien du côté des poilus que de celui de leur compagne, toujours espéré, parfois avec quelque inquiétude après tant de séparation et tant de divergence dans le quotidien. Ce quotidien, précisément est souvent difficile à vivre. Le cas des blessés, des mutilés est bien sûr évident mais tous les combattants ont vieilli prématurément, beaucoup souffrent de pathologies diverses qui en emporteront fatalement bon nombre d’entre eux, d’autres gardent des séquelles psychologiques. Grâce à un impressionnant corpus, souvenirs publiés, lettres, courrier des lectrices de magazines, articles de journaux, Dominique Fouchard montre les difficultés des retrouvailles pour couples et familles. Le nombre de blessés (2 800 000 poilus l’ont été) , de mutilés (300 000) montre l’étendue du problème.
La réadaptation n’est pas difficile que pour ls mutilé, elle ne peut que l’être pour celle qui restera désormais une garde-malade. Même dans le cas de retour sans blessure grave du combattant, les pathologies qui perdurent alors telles que l’impuissance pour les hommes ou l’aménorrhée pour les femmes montrent bien l’ampleur des problèmes de reprise d’une vie de couple normale. Dans les cas les moins graves, les nuits des anciens combattants sont souvent difficiles, ponctuées de cauchemars alors que le jour, les témoignages ou les rapports médicaux soulignent leur irritabilité. L’auteur présente ainsi tous les degrés de la difficulté de reprendre une vie de couple, une vie de famille car les enfants ne peuvent qu’être blessés par les veuvages dans leur entourage ou au mieux affectés par une ambiance quotidienne difficile, que le père soit revenu ou pas.

La deuxième partie permet d’explorer « L’intrusion des expériences de guerre dans l’intimité familiale » .
L’incompréhension qui s’est souvent installée dans les couples du fait d’expériences masculines et féminines si différentes, source désormais « du choc de deux indépendances » acquises pendant le conflit a souvent provoqué de graves crises familiales. Le nombre de divorces augmente, demandé plutôt par les hommes jusqu’en 1921, plutôt par les femmes ensuite, confrontées à une situation quotidienne invivable mais les violences, au minimum verbales, sont fréquentes et dans une société où il est mal vu de divorcer, nombre de couples continuent à se supporter difficilement. La toxicomanie existe parmi les anciens combattants, mais de façon nettement moins répandue que l’alcoolisme, véritable fléau parmi eux, avec les tensions qu’on imagine dans leur entourage.
Après avoir dressé ce tableau de tout ce qui peut aller mal dans une famille, Dominique Fouchard s’intéresse aussi aux « couples en paix » et même si l’histoire des gens heureux est plus difficile à retracer que celle des malheureux pour qui existe une abondance de sources, elle n’en existe pas moins.

La dernière partie « Vers de nouveaux comportements conjugaux et familiaux » montre le point d’aboutissement des bouleversements provoqués par la guerre en commençant par « l’obsession nataliste dans le secret des maisons ». Dans ce chapitre, ce qui apparaît clairement, c’est la distorsion entre les discours officiels, l’exaltation de la maternité, la nécessité de procréer pour ester une nation forte et le comportement des couples, pour différentes raisons que l’auteur analyse finement, finalement parents de descendances assez réduites, lorsqu’il y a descendance. Elle s’intéresse ensuite aux « crises identitaires au sortir de la guerre », avec la contradiction entre le renforcement des stéréotypes masculins (le héros viril) et féminins (l’épouse, la mère) et les rôles réels tenus par les uns et les autres. Là encore, la comparaison entre « normes et mutations intimes » fait l’objet de très intéressantes analyses. L’aboutissement de la démonstration serait « la naissance de la jeune fille moderne » point qui focalise l’attention des observateurs de l’époque. Du fait à la fois de ces modifications des mentalités et du déséquilibre démographique puisque faute de mari potentiel, bon nombre de jeunes femmes ne peuvent compter désormais que sur elles mêmes. Le bouleversement de la société qui en résulte, une plus grande indépendance féminine, alors source d’inquiétude donne lieu à de nombreux écrits dont on a l’impression que peu ont échappé à l’auteur. Les modifications vestimentaires qui « dépassent de loin la seule apparence, elles manifestent une prise d’autonomie, de liberté par rapport à la génération précédente et interrogent de façon fondamentale les critères traditionnels de définition de la jeune fille » Certes, ces évolutions concernent les jeunes filles de la bourgeoisie et des classes moyennes mais elles offrent ainsi un modèle porteur de changement de mentalité avec davantage de liberté et d’esprit pratique.

En conclusion de l’ouvrage « à hauteur de famille », l’auteur récapitule ce que le conflit a bouleversé, reconfiguration familiale, « masculinité blessée » par la guerre, rapports d’autorités modifiés tout comme la relation mère/enfant, couples dans lesquels de façon inattendue face à la brutalité de la guerre l’espace privé, intime de l’amour fonde désormais davantage les relations entre hommes et femmes, déséquilibre démographique. Tout cela fait de l’épreuve de la guerre une étape importante de la modification de la société française au XXe siècle et cet ouvrage porte autant sur les conséquences de la guerre que sur l’histoire sociale et l’histoire du genre. Il apporte beaucoup, par l’exploitation d’un « corpus d’archives vaste et varié » comme l’annonce la Quatrième de couverture et par l’analyse de signes d’évolutions en profondeur de la société ainsi que par la mise en évidence de l’écart entre discours publics et comportements appartenant à l’intime, à la sphère privée.
Décidément Dominique Fouchard est une historienne à suivre.