Laurent Cohen-Tanugi est avocat international et essayiste ; fin connaisseur des droits constitutionnels français et anglo-saxons il s’interroge depuis les années 80 sur leurs différences et leurs évolutions.
Ce dernier opus se place dans la perspective des séismes politiques qui 30 ans après la chute du Mur et l’illusion de la fin de l’histoire viennent frapper le cœur même de lieux ayant enfanté puis promu le système démocratique.
Nous avions eu l’honneur de présenter l’auteur lors du dernier festival de géopolitique de Grenoble interrogeant le « déclin de l’empire américain au XXIe siècle “
Celui-ci appelait l’auditoire à la résistance et à la contre-offensive face aux assauts extérieurs et intérieurs menaçant la démocratie libérale. L’auteur se place donc dans un courant politique identifié, celui qui considère comme intrinsèquement liés les concepts de libéralisme et de démocratie. Il s’appuie pour ce faire sur la thèse que ces séismes, loin de représenter une vérité démocratique, sont « le énième travestissement de son contraire : le national-populisme et l’autoritarisme ».
Ce sont donc les séismes politiques ayant atteint les trois pays matriciels de la démocratie représentative qui sont l’objet de ce livre. Les analyser, puis évoquer les conditions de renaissance de l’idéal démocratique seront ses enjeux.
« Le jour d’après »
« Annus Horribilis » : le Royaume-Uni (re)prend le large, entraîné par une opinion publique restée culturellement sceptique devant une intégration européenne présentée comme la continuité des hegemon ayant historiquement menacé l’île, et des leaders n’ayant pas hésité à mentir effrontément à leurs électeurs, puis abandonnant ensuite le bateau à une Theresa May sans boussole.
« L’Amérique perd le Nord » : Laurent Cohen-Tanugi part du fait que les Etats-Unis seraient la référence morale depuis 45 et le fondement de l’ordre libéral mais en place après les défaites nazies et japonaises. Si l’on peut contester ce point de départ, force est de constater avec lui que ce détricotage a bien lieu : d’abord une campagne d’une violence verbale sans comparaison de la part du candidat, puis le séisme de l’élection de Trump auquel le camp adverse n’a pas voulu croire, enfin la mise en place d’une politique conforme aux promesses faites à une base électorale prête à remettre en cause les fondements juridiques et constitutionnels de l’équilibre des pouvoirs cher aux Pères fondateurs et ayant pour conséquence la plus manifeste la remise en cause extérieure des alliés, ravalés au rang d’ennemis économiques et de partenaires géopolitiques non-fiables.
« L’homme providentiel ? »
Si Macron l’incarne par sa campagne unique, sa restauration de l’autorité présidentielle mise à mal par ses 2 prédécesseurs, les écueils qui se dressent devant lui tant sur le plan intérieur des réformes qu’il veut mener que sur le plan européen où il est d’ores et déjà isolé, la perspective d’une majorité droite – extrême droite est à prendre en compte sérieusement d’autant que l’un des membres fondateurs de l’UE vient de basculer du côté europhobe. Si les régimes « illibéraux » de l’Europe centrale agacent Bruxelles, Paris et Berlin, l’Italie de la Lega et de Cinque Sterne engendre des inquiétudes toutes autres…
Défaites inattendues ici, victoire inattendue là ; il importe maintenant de s’interroger plus en profondeur sur les assauts qu’ont subi les démocraties « historiques » et comment remédier à cette dérive.
La révolte des perdants de la mondialisation
Le tournant a eu lieu dès le début des années 80 avec la promotion de politiques réduisant l’Etat-providence dans le monde anglo-saxon puis dans l’Union Européenne et en direction des pays de l’ex-bloc soviétique et mettant en avant l’initiative privée contre les protections collectives issues des programmes d’après 45. Conséquence : l’explosion des inégalités, le recul et la paupérisation des classes moyennes et la confiscation des richesses par un pourcentage extrêmement réduit de la population. Parallèlement l’individualisme gagnait progressivement du terrain sur les grandes institutions à vocation intégratives (armées, Églises, partis, syndicats).
La mondialisation des flux commerciaux et financiers favorise l’émergence de pays qui aspirent la production industrielle jusque là dévolue aux pays occidentaux et au Japon, et mettant à mal des sociétés qui se pensaient riches parce qu’industrielles et dont l’aristocratie ouvrière sort laminée (cf. « Gran Torino » de Clint Eastwood).
Une révolution numérique devenue incontrôlable
L’OCDE avait récemment alerté les décideurs sur la perspective de pertes massives d’emplois du fait de l’automatisation des tâches via les algorithmes et la robotique [Automatisation et travail indépendant dans une économie numérique, 2016], alors que la pensée dominante était plutôt schumpétérienne.
Les réseaux sociaux qui avaient accompagné les mouvements d’émancipation populaires (révolutions de couleur, printemps iranien puis arabes) ont joué incontestablement un rôle émancipateur anti-dictatures ; or la guerre de l’information est devenu un enjeu planétaire avec verrouillage des pays tenus par des dictatures mais aussi des inflexions graves des processus électoraux dans les pays démocratiques, mêlant aux médias classiques, réseaux sociaux et hackers à la fois manipulateurs et manipulés. Quant aux groupes islamistes terroristes se réclamant d’une idéologie de retour aux origines débarrassée de toute impureté occidentale, ils ont montré une habileté diabolique à utiliser la viralité des réseaux sociaux pour coordonner leurs actions mortifères et les médiatiser.
Renverser la table des élites ?
Conséquence, cette fois directement politique, l’affaiblissement, voire la disparition des partis de gouvernement traditionnels ayant passé un pacte « néo-libéral » et se faisant déborder par leur gauche (FI, Podemos, Corbyn, Sanders…) et par leur droite (FN, Lega, AFD…).
Enfin l’irruption du terrorisme islamique et des vagues migratoires issues de pays de culture musulmane secoués par les guerres civiles a assuré un socle électoral puissant aux partis et médias d’extrême-droite sans que ceux-ci n’aient à capitaliser sur autre chose que la protestation contre les « élites » ou le « système ».
Mais le désir compréhensible de « renverser la table » peut-il entraîner la majorité des populations ? Poser cette question implique de comprendre en profondeur ce qui conduit des groupes socio-culturels à prendre des décisions contre leurs intérêts.
La démocratie dévoyée
Si l’élection de Trump est juridiquement conforme au système fédéral, les outrances verbales, les manipulations inspirées des sites complotistes ou issus de l’Alt-Right, les forts soupçons d’ingérences du pouvoir russe envers la candidate démocrate et son camp trahissent une perversion inédite d’une élection décisive pour l’équilibre du monde.
On ne peut que s’étonner du recours à un référendum national – dont on sait les effets pervers mis derrière la simple alternative du oui/non – dans un pays de très forte tradition parlementaire comme le Royaume-Uni, initiateur du système parlementaire moderne.
En bon juriste, l’auteur rappelle que le « dol » sanctionne les fraudes et tromperies dans les conventions de droit privé, mais rien de tel en politique…
Dans l’Antiquité grecque, qui vit la naissance de la démocratie, démagogues et sophistes ont toujours été là, tel Calliclès dans le Gorgias. Platon déjà, se méfiait de ceux qui considéraient l’opinion publique comme manipulable et réceptive aux émotions plutôt qu’aux arguments rationnels.
La réapparition à vaste échelle d’un phénomène en fait cosubstantiel à la démocratie a une double explication : la dégradation progressive du lien de confiance entre citoyens et la classe politique des démocraties occidentales et les possibilités de manipulations de masse offertes par les technologies numériques et les réseaux sociaux.
Or c’est oublier que le parlementarisme anglais né au XVIIe siècle ne se considère pas comme l’expression unique du pouvoir de la majorité mais d’abord de celle des représentants les plus qualifiés des citoyens. Quant aux constitutionnels américains, ils considéraient dans le sillage de Montesquieu l’instauration des checks and balances comme moyen de limitation du pouvoir (ce qui paradoxalement a permis l’élection de Trump) et le droit comme instrument de régulation institutionnelle. À cet égard, la démocratie française qui s’était plutôt construite sur les principes de souveraineté populaire chers à Rousseau a récemment convergé avec le modèle libéral quand on regarde l’évolution spectaculaire du rôle du Conseil constitutionnel dans le cadre de la Ve République.
De nouveaux défis
Les aspirations légitimes à une démocratie plus participative dans un monde où l’exécutif et la technocratie prennent le pas sur le législatif, les initiatives de la société civile telles les ONG développant des contre-pouvoirs citoyens en vue de redynamiser le contrôle et l’équilibre démocratiques se sont logiquement reconnues dans les technologies numériques, celles-ci ayant comme principe de court-circuiter les experts, comme les plateformes numériques se passent des intermédiaires marchands, encore il y a peu incontournables. Des mouvements politiques récents, dont les membres réclament plus de démocratie participative tout en adhérant au court-circuitage des experts induit par les réseaux sociaux ont prospéré notamment au sud de l’Europe et dont Cinque Stelle pourrait être le plus emblématique : le brouillage des positions droite / gauche sur les impôts, le revenu universel, l’immigration, les droits des minorités, le droit de tout un chacun de participer à la décision publique en dehors des échéances électorales classiques et d’y former des majorités instantanées et changeantes. D’autres y maintiennent des structures plus classiques comme la prééminence d’un leadership fort (Mélenchon, Corbyn). Le « peuple » est celui qui s’exprime et participe par le biais de médias alternatifs.
Nouveau populisme ? La coupure invoquée entre le « peuple » et les « élites » se trouve ici remplacée par une société civile éduquée et consciente face à des partis politiques ayant perdu le contact. Vitalité démocratique retrouvée ? Certainement en ce qui concerne l’activisme de la société civile dans l’espace public ; on peut par contre en douter quand il s’agit d’enterrer la démocratie représentative, l’expertise technocratique et l’élitisme républicain au nom d’une vision romantique et idéaliste de l’idéal démocratique.
Le populisme actuellement au pouvoir ou prétendant y accéder via les élections marrie la croyance en un chef autoritaire et une idéologie nationaliste et xénophobe. Porté par les leaders du Brexit et installés dans la 1ère démocratie mondiale avec Trump, il se répand à la faveur de l’inquiétude vis à vis du terrorisme islamiste et des vagues migratoires en Europe centrale et tout dernièrement en Italie. L’Union européenne pourrait l’an prochain voir les forces nationalistes devenir majoritaires au Parlement européen…
Il est clair que ni les dirigeants politiques ni les citoyens ne sont exempts de responsabilités : le populisme profite de l’explosion de classes politiques et de médias discrédités. La résistance et la riposte à ce dévoiement, la restauration d’une véritable éthique démocratique sont l’affaire de tous.
En bref ce qui est en jeu pour contre-attaquer :
– L’adaptation des gouvernances et institutions à la mondialisation et aux révolutions technologiques
– L’effet pervers des technologies numériques sur l’information et la communication politique
– Les bouleversements géopolitiques liés à la montée de puissances nationalistes ou ouvertement hostiles à la démocratie.
Restaurer solidarités et bien commun
Si on peut contester le fait que les victoires populistes soient le fait d’une majorité de « perdants de la mondialisation », les mutations profondes auxquels nous sommes confrontés depuis le début du XXIe siècle entraînent des ruptures sociétales auxquelles les politiques n’ont pas su répondre comme celle de la remise en question de l’emploi peu qualifié et son impact sur les classes populaires et moyennes qui ont déserté de ce fait leur partis d’origine.
Il est essentiel de recréer les solidarités à travers des pratiques nouvelles répondant aux nouveaux défis : nouvelles protections des groupes fragilisés, éducation et formations continues afin de mieux anticiper les évolutions rapides du marché du travail, échange d’expériences et d’expérimentations permettant de stimuler la créativité à tous les échelles de vie, du local à l’international.
La célébration de l’individualisme – entrepreneurial à droite et identitaire à gauche, la promotion de la diversité et des minorités ont pu constituer des avancées majeures ; force est de constater qu’avec la mondialisation et les réseaux sociaux elles creusent les inégalités et répandent un narcissisme autant imbécile que naïf lié à l’absolue liberté d’expression aux Etats-Unis.
Maîtriser la menace numérique
Après avoir favorisé l’émergence de mouvements de contestation et de libération en particulier à l’occasion des « printemps arabes », les réseaux sociaux sont devenus des instruments de contrôle et d’endoctrinement entre les mains de régimes autoritaires et de polarisation des opinions publiques par des groupes radicaux incitant à la haine politique ou raciale.
La puissance de Google et Facebook c’est la moitié de la consommation numérique et des revenus publicitaires dans le monde. Cette force de frappe dont nous commençons tout juste à prendre la mesure capte l’attention des individus en asséchant les canaux traditionnels de l’espace public comme les médias papier et télévisuels qui perdent audience et revenus. Leur manipulation à leur insu ou avec leur connivence (cf. l’affaire « Cambridge Analytica ») aura été déterminante dans l’élection de Trump. Leur viralité, leur emprise internationale voire mondiale modifie les règles des droits et protections des individus. Ainsi le renforcement de la cybersécurité devient pour les Etats, les entreprises et les citoyens une priorité absolue.
En bref, leur pouvoir exorbitant, mais aussi le fait qu’ils reconnaissent être incapables de contrôler l’usage détourné de leurs algorithmes (hacking, messages de masse en direction de publics ciblés, refus de la censure des propos haineux ou appelant au meurtre, etc.) doit faire prendre conscience aux pouvoirs publics de les réguler dans l’intérêt des citoyens et du système démocratique, au besoin par de lourdes sanctions financières.
Régulation par le droit, mais aussi éducation numérique du public qui ne se limite pas à l’apprentissage d’usages de plus en plus simplifiés mais à un enseignement à la fois pratique et réflexif à l’école mais aussi dans les médias avec la pratique du « fast-checking », encore non exempte de critiques de contrôle de l’info, mais qui pourrait se doter d’outils au moins équivalents à ceux des propagateurs de « fake news ».
Restaurer un leadership politique pour gagner la bataille des idées
Le système démocratique a raison de craindre les autocrates qui veulent sa perte d’influence sinon sa fin. Cela ne doit pas le conduire à rejeter le principe du leadership politique, celui du courage devant l’opinion afin de la faire évoluer (cf. les lois Veil et Badinter) tout en acceptant la primauté du droit constitutionnel. De tels personnalités politiques sont rares (Obama, Merkel) et leur bilan parfois décevant tant suivre la pente de l’opinion est souvent plus rémunérateur…
Il est temps également pour les deux conceptions longtemps antagonistes de la démocratie de se rassembler, celle pour laquelle elle est d’abord promesse d’égalité et de justice, et celle qui s’identifie en premier à l’Etat de droit et aux libertés fondamentales. Car si les régimes autoritaires peuvent faire mieux en terme d’égalitarisme on voit bien que l’abandon de cette promesse aux classes populaires et moyennes a pu pousser les cols bleus de la rust belt à voter Trump… Reste à savoir si l’autre corollaire à savoir la légitimité des institutions intermédiaires tant vilipendées pourra être rétablie si immédiateté et individualisme continuent de régner sur les esprits…
« Il y a urgence, citoyens. Aux armes de l’esprit et du courage ! » aurait pu dire l’auteur qui signe ici un ouvrage salutaire.