Pascale Mormiche est professeur agrégé et docteur en histoire moderne.
Le numéro 55-4 d’octobre – décembre 2008 de la RHMC porte sur l’enquête, l’expertise et la gestion d’un pays, une ville, une discipline (l’étude de la Renaissance) ou une société depuis le XVe siècle jusqu’à des exemples actuels. Il est accompagnée par son supplément annuel, passionnant, intitulé « La fièvre de l’évaluation » qui aborde une problématique d’actualité, l’enjeu de l’évaluation des universités françaises (table ronde de mai 2008). Ce numéro ne pouvait par conséquent, mieux tomber et son regard sur la longue durée lui donne une belle unité.

Lars Behrisch de l’Université de Bielefeld (RFA) mène une étude de cas sur la ville autonome de Gorlitz (Saxe). Il prouve qu’une législation adaptée a un rôle de régulation sur la criminalité. Un certain nombre d’études avaient défini un modèle urbain et bourgeois évoluant au XVe siècle vers la recherche du consensus par les autorités qui veulent éviter la violence politique, tout en cherchant à diminuer la violence urbaine par une stratégie punitive proportionnée et dissuasive. A Gorlitz, au contraire, l’honneur fabrique de la violence et du dysfonctionnement social dans une ville dont les autorités n’ont pas besoin de consensus pour gouverner. Cette bourgeoisie oligarque, démunie de compétences juridiques, appliqua le droit mécaniquement sans tenir compte des aspirations, ni l’évolution de la société. Durcir les normes et les peines leur permit d’affirmer leur pouvoir. En cas d’émeutes, la bourgeoisie de brasserie faisait appel au lointain roi de Bohême qui lui-même, soucieux de maintenir ses ressources fiscales, l’assura de son soutien. La conséquence fut que Gorlitz se démarqua fortement des autres villes allemandes avec une procédure accusatoire, une détermination des peines issu du droit saxon sans commune mesure avec la gravité des faits. Cela entraîna une radicalisation de la violence et un profil de la criminalité particulier à Gorlitz. L’honneur et la brutalité disproportionnée par rapport aux causes du conflit, animaient le quotidien de la ville, où le moindre dérapage physique entraînait un recours massif au tribunal. L’étude de ces pratiques judiciaires débouche sur une histoire sociale et montre que le modèle juridique établi sur certaines villes n’est pas valable pour l’ensemble de l’Allemagne .

L’article de Sylvain Rappaport porte sur la présence des femmes dans le monde des forçats. Jusqu’à 1836 en France, date de son abolition, les galériens parcourt la France à pied. Dans ce monde d’hommes, on n’avait pas porté le regard sur les femmes. Ce sont d’abord les mères, les épouses et les sœurs, celles qui sont présentes sur le trajet de la chaîne, toutes perçues comme un facteur de désordre moral, puisqu’elles transgressent l’espace qui leur est attribué (ne pas voyager seule, ne pas s’approcher d’un groupe d’hommes) mais aussi leur rôle social (la moralité et la bienséance des femmes pouvant être contrariées par la violence du spectacle, l’exacerbation des sentiments et la proximité des criminels). Ce sont aussi ces femmes spectatrices de la pose du collier disciplinaire qui, citoyennes passives, exclues des jurys, de la défense nationale et privée de droits politiques, cherchent ainsi à réinvestir ces espaces sociaux. Ce sont aussi ces femmes dont le regard est utilisé par les autorités pour agresser les condamnés en montrant les hommes dans une situation de faiblesse impossible dans les mentalités de l’époque. L’auteur met en évidence une étonnante femme entrepreneur a obtenu le marché public de la chaîne pendant une petite dizaine d’années. Ainsi, les femmes longtemps invisibles, maintenues à distance par les autorités, la norme et la morale, ont au contraire utilisé de nombreux moyens pour affirmer leur existence.

L’article d’Isabelle Laboulais de l’Université de Strasbourg 2 met l’accent sur une enquête administrative peu connue, menée pendant la révolution française. L’Agence des mines est chargée en juillet 1794 de superviser l’exploitation des mines, d’administrer et de mener l’inventaire des ressources. L’Agence publie cinquante quatre numéros du Journal des mines offrant ainsi au public scientifique des éléments de statistique territoriale sur la production, les richesses et l’activité minière des départements. Ce périodique associe ses lecteurs à la collecte d’informations sur le terrain, déterminant une norme et des consignes de recherche des minéraux ce qui contribue à la diffusion d’une culture technique, minéralogique et géographique. Utilisant les cartes, affirmant la volonté de localiser les phénomènes, l’Agence impose l’idée que la carte est un outil fondamental pour la géologie. Cependant, ces mémoires restent une somme de monographiques parcourues par quelques articles de fond, qui, par manque de synthèse, n’aboutissent pas à une explication générale des configurations géologiques. Cette enquête montre que l’Etat se modernise en menant une étude statistique territoriale des richesses minières.

L’article de Daniel Roche montre l’ignorance que l’on a sur la production équine pendant la première république au moment de l’effort de guerre et plus généralement sur les élevages paysans. Au travers des enquêtes de l’Ancien et du nouveau Régime, il montre la volonté continue de collecte nationale d’informations pour améliorer le fonctionnement de l’Etat. En l’an III, les chevaux de boucherie, de selle, de labour et de trait et la production de fourrage deviennent un besoin majeur, en même temps que par leur rareté, ils sont cause et conséquence de la crise agricole et alimentaire. La méfiance dans les campagnes freine le recensement et la collecte d’information. Cependant, 2/3 des 359 réponses sur 368 demandes parviennent dans le délai court de trois mois dont Daniel Roche donne le résultat dans des tableaux et des cartes détaillés assortis d’une analyse qui font de cet article, une véritable synthèse sur les structures de l’élevage des chevaux.

L’article d’Evelyne Payen-Variéras de l’Université de Paris III étudie les cadres de la compagnie de chemin de fer, la Central Pacific Railroad dans la deuxième partie du XIXe siècle en s’interrogeant sur les méthodes de gestion, sur les innovations dans l’encadrement de ce type d’entreprises souvent considérées comme créatrices d’innovation. Alors que la Compagnie californienne étend son réseau ferroviaire, l’auteur examine la gestion humaine et la gestion des moyens, la réparation des diverses tâches dans une telle compagnie et la prise de décisions stratégiques pour son extension. Il en ressort que l’objectif est le maintien d’une marge confortable de 40 % entre les lourdes charges et les recettes d’exploitation (six à huit millions de $ par an). L’utilisation de la comptabilité, des statistiques aident à ces calculs mais ne semblent pas rentrer en ligne de compte sur la fixation des tarifs qui sont principalement déterminés par la volonté de prendre des parts de marché aux concurrents. Plutôt que d’ajuster les tarifs aux coûts d’exploitation, les cadres de la Compagnie augmentent le rythme du trafic des trains et font des compromis sur les achats de matériel. Si des règles d’économie et d’investissement étaient connues par les cadres, il y a un antagonisme entre la standardisation et le management réclamés par certains et la gestion à court terme, adaptées aux circonstances et aux lieux, le tout dans un secteur à forte croissance.

Florence Alazard de l’Université de Tours fait ensuite la synthèse historiographique d’un colloque original (tenu à Tours en 2000 et à Genève en 2001) dont l’objet évaluait les nouveaux champs disciplinaires de l’histoire de la Renaissance. La vivacité de la recherche universitaire sur cet espace culturel a élargi le champ chronologique et conceptuel, ouvert de nouveaux champs de recherche sur le concept d’intériorité, d’altérité et d’identité personnelle à approfondir avec la culture de l’image, sur l’histoire des sciences spécifique pendant la Renaissance, sur l’histoire des processus culturels, sociaux, de nouvelles interrogations sur les passeurs culturels, sur les rapports identitaires dans les cours, dans les villes et enfin sur le champ religieux qui demande de nouveaux travaux sur la redéfinition de la Réforme, sur les nouvelles formes de piété et sur la confessionnalisation des sociétés. Tout cela s’accompagne d’une réflexion sur les sources, la diffusion du texte, la forme des lectures, allant de l’histoire matérielle du livre à la construction de la mémoire. Nul doute que les nombreuses thèses qui ont abouti depuis ce colloque, en ont déjà modifié la connaissance.

Evaluation, débats actuels

Comme en synthèse de ces articles, le numéro spécial donne à l’idée d’expertise et d’évaluation, une résonance contemporaine qui intéressera tous ceux qui suivent les débats actuels sur les Universités et la Recherche.
Jean-Yves Méridol rappelle des notions dont nous n’envisagions pas forcement la portée, en s’interrogeant sur la manière dont l’évaluation est arrivée dans les universités françaises depuis le décret impérial de 1808 qui l’impose, le congrès international de 1894 où certains voient déjà « une entrave à la liberté et au l’autonomie des Université ». Puis après 1950, l’évaluation de la politique scientifique par la DGRST est fondée sur les projets proposés et non des hommes ou des laboratoires. Le tournant a lieu après 1980 où Laurent Schwartz préconise une réforme de l’évaluation des enseignants pour faire connaître à l’opinion mais aussi aux décideurs, la réalité de la recherche. Progressivement, l’université se dote d’outils d’évaluation, d’indicateurs de plus en plus précis. Les relations entre Etat et universités sont modifiées par la contractualisation qui détermine de plus en plus la dotation des crédits et qui repose sur une évaluation préalable des établissements. L’AERES, créée dans ce but, doit évaluer toutes les universités, écoles supérieures tous les quatre ans, ce qui conduit à une évaluation systémique et non pas à la carte comme le nécessiterait la multiplicité, la spécificité, la spécialisation de chaque laboratoire, de chaque équipe de la recherche actuelle.

Isabelle Bruno de l’Université de Lille 2 donne un article percutant sur le brenchmarking, sur le classement managérial dans un souci de rationalisation organisationnelle appliqué à la recherche. C’est une pièce maîtresse du dispositif de Lisbonne de mars 2000 afin de construire un espace européen de la recherche (EER). L’auteur rappelle les objectifs de concurrence, compétitivité, culture de l’entreprise, une « révolution culturelle » à appliquer à ces bastions que seraient le supérieur et le public. Après une thèse de science politique sur le sujet en 2006, l’auteur conclut sur les résultats du benchmarking, qu’elle juge faibles et qui installent les conditions d’une gouvernementalité néolibérale (p 45) .

Sandrine Garcia de l’Université de Paris-Dauphine s’interroge sur les modes d’évaluation des enseignements et les normes d’un jugement pédagogique par des non spécialistes, étudiants ou services spécifiques juges et parties comme l’administration. Tout cela concourt à faire porter sur les enseignants l’échec des étudiants, le gaspillage d’argent public, s’exonérant ainsi de l’analyse d’un système plus général. Il entraîne des déviations constatés dans des pays où elle s’exerce déjà, la surnotation, les « stratégies rationnelles de tricherie ». Est cela que l’on attend comme amélioration des pratiques ?

Ghislaine Filliatreau expose le travail de l’Observatoire des sciences et techniques (OST) qu’elle dirige et plus précisément la bibliométrie à partir d’une base bibliographique Science Citation Index (ou Web of science) qui contribue à classer les publications. Le débat rebondit sur « le mauvais usage de faux indicateurs » par Yves Gingras de l’Université de Montréal.
Le numéro s’achève par une présentation de la recherche en science sociale depuis 1945 en France par Christophe Charle de l’Université de Paris I. Il rappelle les belles heures de la science de l’homme et des sociétés avant de montrer comment la spécificité de cette structure ont été remis en cause en France récemment par l’emprunt de modèles extérieurs qui évaluent la réussite. L’analyse fait un bilan assez juste de la recherche en science sociale dont des points bien connus des universitaires, les journées d’étude, le recrutement, le profil des postes, les allocations de recherche…, mais ne propose pas de solutions concrètes, ce qui va à l’encontre des objectifs énoncés au début de ce numéro spécial, qui affirme qu’il fallait que les chercheurs s’emparent à bras le corps de l’enjeu de l’évaluation.

Pascale Mormiche

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