Cet ouvrage est d’abord une banque de données et une mine d’exemples ou de réflexions sur l’histoire économique des deux derniers siècles et la situation d’aujourd’hui. L’auteur est connu par ses opinions « tranchées », mais ici la plupart des développements sont surout factuels et les appréciations critiques ou louangeuses sont « tous azimuts » et parfois hétérodoxes par rapports aux principaux « camps » d’aujourd’hui . C’est surtout un livre du long terme, donc pour historiens autant que pour amateurs d’économie.

Le titre de l’introduction : « Au secours ! Zola revient » confirme l’intention de l’auteur d’opposer les chiffres aux mythes : parmi les intéressantes monographies qu’il présente, celle de l’époque de Zola montre que le salaire ouvrier venait de monter de 33 % en termes réels en 20 ans.

L’impression d’appauvrissement retirée de la lecture de Zola ne correspondait donc pas à l’évolution historique. De même aujourd’hui : « la pauvreté exploserait et les inégalités s’accroîtraient de manière telle qu’elles annuleraient presque un demi-siècle de croissance » alors que l’évolution réelle est inverse. Et ce sentiment de recul est aggravé par le scandale de quelques patrons et « traders » profiteurs, comme il l’était par les revenus des « maîtres de forges » de Zola.

Depuis 1902 (mort de Zola), le « confort » par tête a été multiplié par 20, par 10 en pouvoir d’achat en travaillant 2 fois moins, et par bien plus si l’on part de 1800. (Les grandes lignes de cette évolution, toujours utiles à rappeler, ne sont pas originales, Fourastié utilise notamment les mêmes données pour en tirer le mécanisme d’enrichissement général et de réduction massive des inégalités sur 2 siècles via les différences de productivité et d’élasticité de la consommation des « trois secteurs »). La description du contexte historique de chaque période, avec l’alternance des « glorieuses » et des « piteuses », est intéressante. Pour « les glorieuses », on remarquera 1850-64 ainsi que « la belle époque » (1892-1913). Pour les premières, il évoque le « socialisme » de Napoléon III : « l’impôt est comme le soleil, qui collecte la vapeur d’eau et la fait retomber en pluie bienfaisante » (citation résumée tirée de L’extinction du paupérisme, 1844, programme du futur empereur) … à condition qu’elle tombe au bon endroit, rajoute l’auteur, qui rappelle que ce fut le cas pour le neveu, mais pas pour l’oncle (Napoléon 1er, dont la popularité est pourtant plus grande).

De Gaulle vs Mendès

Moins « ingénieur» que Fourastié, dont il est par ailleurs proche, il voit plutôt les « glorieuses » comme découlant des vagues d’inflation (ce n’est pas contradictoire avec l’accent de ce dernier sur la productivité, dont l’inflation serait l’occasion du débridage). En particulier, l’auteur relie la dépression commençant en 1926, et non en 1929 ou 32, à la stabilisation Poincaré qui stoppe l’inflation, et rappelle que les augmentations de salaire de 1936 n’ont interrompu que de quelques mois la baisse du pouvoir d’achat ouvrier. Il persiste en rappelant que « les 30 glorieuses » sont lancées en 1944 par « la fin du fétichisme monétaire » et la monnaie fondante, donc donne à de Gaulle raison contre Mendès. Il note d’ailleurs que ces 30 glorieuses sont plutôt 40, car c’est à partir de 1983 et non de 1974 que le pouvoir d’achat cesse de croître rapidement. Il préconise donc une nouvelle vague d’inflation pour délivrer les jeunes du poids écrasant des retraites et des autres dettes que l’on accumule actuellement (même si on pourrait opposer la solution qui consiste à travailler plus longtemps. Plus généralement ces considérations, notamment monétaires, ne sont pas très classiques pour beaucoup d’économistes, tant « à gauche » qu’ « à droite » ; elles rejoignent par contre les considérations des historiens sur le poids des dettes et leur allègement par l’inflation à des périodes plus lointaines, les dettes des uns étant une part de la fortune des autres.)

L’auteur met en évidence, dès le XIXè siècle, le rôle de la constitution d’un patrimoine dans la diminution de la pauvreté et le sentiment de sécurité, en regrettant que les incitations fiscales, qui ont tant aidé pour cela plus récemment les classes moyennes, n’aient pas, par définition, bénéficié aux plus pauvres. Toutefois, globalement, la hausse récente du patrimoine des Français est loin d’en compenser la dégringolade antérieure, surtout depuis 1914. Une part de ce redressement récent du « capital » (partie financière du patrimoine) vient des mesures prises par la gauche en 1982-84, notamment via la libéralisation financière (Bérégovoy, déjà, qui la poursuivra plus tard comme premier ministre).

Comme Fourastié, l’auteur constate une diminution fantastique des inégalités (il n’y a plus de « châtelains », faute de l’importante domesticité de jadis car son coût serait aujourd’hui un multiple des revenus de leur employeur) ; les quelques patrons abusifs, auxquels un chapitre sévère est consacré, ne « pompent » qu’une somme très faible par citoyen, et sont très minoritaires dans les fortunes récentes, résultat de succès entrepreneuriaux plus satisfaisants mais plus discrets. L’auteur décortique le sentiment général inverse et il est amusant de le voir citer abondamment Thomas Piketty, réputé (j’utilise ce terme n’ayant lu que de brefs résumés de ses livres) d’idées assez différentes. Un chapitre est consacré à la pauvreté, avec une critique d’une lecture « primaire » du fameux graphique de partage de la valeur ajoutée, car en période difficile, le pourcentage « salaires » croit puisque « les profits » s’effondrent.

Agrégés balayeurs

On retrouve des considérations classiques, mais régulièrement oubliées dans la presse, sur la mesure de la pauvreté et des inégalités, en les enrichissant d’exemples et de rapprochements. Suit un rappel des sondages internationaux montrant que « le bonheur » est largement déconnecté du niveau de vie. Les Français sont particulièrement moroses, notamment parce que la généralisation des études secondaires et supérieures n’apporte pas de progression sociale (d’une part beaucoup d’enseignants estiment que ce n’est pas leur rôle ; d’autre part c’était mathématiquement prévisible : si tout le monde est agrégé, il y aura des agrégés balayeurs, comme le disait déjà Sauvy il y a 50 ans). La morosité française vient aussi du sentiment que la « richesse », logement, voiture, ordinateur ou téléphone portable, est en fait une contrainte budgétaire : loyer ou mensualité, abonnements… (Bref, nous voyons le passif et oublions l’actif).

L’intérêt de l’ouvrage est accru par de nombreuses monographies traquant les prix, les patrimoines et les revenus à toutes les époques. Parmi mille autres, on remarquera celle concernant un certain « Olivier B. », facteur et homme politique. On notera aussi les revenus non salariaux venant d’activités très variées dans beaucoup de ménages ouvriers au XIXè siècle, les situations inégalitaires d’aujourd’hui et le fait que, contrairement à son voisin allemand, le Français a longtemps utilisé sa nouvelle richesse à la consommation de viande et non à son logement et au « confort moderne ».

Sont intéressants aussi les innombrables exemples amenant à réfléchir à la signification des chiffres, des indices et des indicateurs, et pas seulement du PIB et de l’indice des prix. Par exemple :
– on se polarise sur le pouvoir d’achat du salaire net en oubliant qu’une grande part de l’accroissement de richesse vient des prestations sociales ou indirectes (on peut « s’offrir » des soins extrêmement coûteux ou le service quasi gratuit des enseignants pendant 20 ans au lieu de 6 à 10 naguère).
– l’ensemble des impôts est à peine progressif, notamment du fait du poids de la TVA et de la CSG

A ce propos, le dossier des absurdités fiscales, nationales comme locales, est particulièrement nourri, avec, entre bien d’autres, celui -bien sûr- de l’ISF, « Incitation à Sortir de France », impôt abandonné dans le reste de l’Europe, qui annule les efforts de maintien des activités en France et rapporte peu. Il se risque à décrire ce que serait une simplification drastique et équitable, qu’on ne peut exposer en quelques mots sans la dénaturer.

Finalement ce livre est une fantastique banque de données bien commentées, d’autant qu’il est complété par de nombreux annexes et une riche biblio. Il est certes un peu épais, mais peut être ouvert n’importe où, le fil conducteur général (« attention idée reçue » ou « ce n’est pas si simple ») n’impliquant pas une progression logique qui rendrait nécessaire une lecture « dans l’ordre ». A ceux qui pensent ce que les idées de Jacques Marseille sont incompatibles avec les leurs, je répondrai que la plupart des développements sont purement factuels et que les appréciations critiques ou louangeuses sont « tous azimuts ». C’est d’ailleurs surtout un livre du long terme (on retrouve Fourastié), qui passe donc en général par dessus les alternances politiques.