La première édition de cet ouvrage date de 1977, peu après la tournée de Bob Dylan avec sa revue » Rolling Thunder « . Un simple coup de téléphone va embarquer Sam Shepard dans un périple on the road again le long de la côte Est des États-Unis. Étrange équipage que celui qu’il rejoint : Joan Baez, T.Bone Burnett, Alan Grinsberg, mais aussi Joni Mitchell, Ringo Star, Patti Smith, Jack Kerouac – pourtant mort depuis 1969 -, Muhammad Ali et bien d’autres croisés au hasard des pages et des étapes sont aussi du voyage. L’auteur, qui, à cette époque, s’installe dans un ranch pour élever des chevaux, quitte tout pour traverser le pays et rejoindre le projet un peu fou de réaliser un film tourné pendant cette revue. « Rolling Thunder, sur la route avec Bob Dylan » relève donc à la fois du carnet de voyage, du journal intime et du scénario d’un long métrage qui n’aboutira jamais mais, dont il reste ce témoignage sur un pays et une époque aujourd’hui révolus.
Une caravane en mouvement : la tournée de l’automne 1975
La longue caravane que celle qui compose la tournée s’égraine sur les routes à l’automne 1975 : Bob Dylan conduit son propre camping-car, des camions le suivent au gré des salles de concert et Sam Shepard note tout : les rencontres, les lieux, le scénario qui n’existe pas, des dialogues jamais récités, des kilomètres de pellicule non montés, les urgences de l’argent qui doit rentrer, la drogue et les fans…
Bob Dylan en scène et en coulisses
Les plans-séquences tournés montrent la volonté de Bob Dylan de faire exister le documentaire y compris en se mettant en scène ainsi que ses musiciens dans des lieux où nul ne les attend. Comme des touristes, ils visitent tout ce qui peut servir de décor avant et après la scène et cela permet au lecteur de découvrir des univers qui n’auraient pas dû se croiser.
Des décors inattendus pour une épopée américaine
Le premier décor est pour le moins surprenant mais il donne le ton de la suite du travail de Sam Shepard. À Plymouth, dans la ville des pilgrim fathers, l’équipe tourne des scènes au musée, sur la réplique du Mayflower animée par une fausse houle, parmi les mannequins de cire ce qui ne manque pas de surprendre les visiteurs (surtout de jeunes collégiens en sortie scolaire).
Sur la route, dans le Maine, c’est la découverte du dernier village shaker qui peut devenir un lieu de tournage, l’accueil y est chaleureux par les derniers membres de cette secte prêts à accueillir l’équipe et à laisser Joan Baez faire un concert mais leur maison est trop muséifiée pour Shepard… Plus loin, T.Bone joue au golf sur le gazon de la résidence-musée Vanderbildt à Rhodes Island, au Hilton de Niagara, le pharmacien livre lui-même pour 100 dollars de valium alors que dans un palace de Shelbon, où loge la totalité de l’équipe, celle-ci se livre à une bataille de homard au beurre.
Rencontres improbables sur les routes des États-Unis
Les errances diverses de la longue caravane toujours en mouvement permettent des rencontres improbables comme seules les États-Unis peuvent en offrir. Une des plus remarquables est celle de Mama, 80 ans, qui tient un bar-restaurant autrefois bordel à Springfield. Dans son décor de bric-à-brac religieux, la tenancière offre sa robe de mariée à Joan Baez qui joue une scène de vaudeville avec Bob Dylan.
Il y a aussi la découverte dans un hôtel de Falmouth, lugubre comme il est possible de l’être hors saison, d’un groupe de femmes juives âgées participant à un concours de Mah-jong au plus sombre de l’hiver. Allen Ginsberg se lance dans une lecture déstabilisante pour ce public et Joan Baez improvise un concert alors que la plage est parcourue par des joggers.
Regards croisés : l’Amérique de Shepard et Dylan
Le regard perçant que porte le dramaturge sur son pays laisse entrevoir une Amérique où les flics n’ont pas l’air trop dingues dans le Maine alors que les autorités sont méfiantes et le service d’ordre musclé dans le Massachusset. L’auteur repère la ségrégation scolaire dans cette usine à diplôme qu’est Boston, le Siège de la Nation alors que la troupe erre dans des lieux mal famés.
C’est peut-être dans un sex-shop aux néons colorés que Sam Shepard prend conscience que le film ne se fera pas : l’équipe de tournage filme autre chose, les acteurs ne jouent pas ce qui était prévu, tout se délite…
Le rêve avorté d’un film en devenir
La fin est proche : Patti Smith et Joni Mitchell ont rejoint le concert à New Haven, New-York est non loin de là. Partout, la présence de Dylan est un don : à Augusta, la mère de Bob et celle de Joan sont parmi les spectateurs et le concert connaît une intensité inégalée durant toute la tournée.
Le 9 décembre s’ouvrent l’apothéose pour Bob Dylan et le Rolling Thunder : le concert au Madison Square Garden, ce gigantesque caveau funéraire. Sam Shepard écrit qu’il dénote dans la tournée, mais il s’agit d’éponger les dettes de la tournée et soutenir Rubin Carter…
L’héritage d’une tournée légendaire
Sam Shepard ne sortira aucun film de ces milliers de kilomètres parcourus, des rencontres de hasard et des décors improvisés. Pourtant, il offre avec son carnet et les très nombreuses photographies de Ken Regan qui accompagnent cette publication dans l’édition du Domaine étranger des Belles Lettres, une véritable découverte.
C’est un livre ouvert sur une Amérique qui peut sembler révolue et pourtant, le talent de Sam Shepard est de permettre au lecteur de s’y retrouver totalement en immersion, aux côtés des plus grands, dans une époque déjà inscrite dans l’histoire.