Non, ce livre n’est pas un simple et énième recueil de biographies des grandes figures du XXe siècle. Dans cet essai, l’historien britannique Ian Kershaw propose une analyse sérieuse et stimulante afin de mieux comprendre les conditions de la prise et de l’exercice du pouvoir à travers le prisme de douze trajectoires européennes contemporaines. De Lénine à Gorbatchev en passant par Hitler, Tito, Margaret Thatcher ou Helmut Kohl, Ian Kershaw utilise ici sa bonne connaissance du champ politique européen du XXe siècle afin de réfléchir à la manière dont des chefs politiques, démocrates ou dictateurs, en tous points différents et à des époques variées, ont par leur exercice spécifique du pouvoir marqué et changé l’histoire !
Pas de « grands » Hommes mais du charisme en politique !
Dans la passionnante introduction de l’ouvrage, Ian Kershaw montre combien il est difficile et finalement futile de définir la « grandeur » d’un homme politique. Relativisant la thèse de l’historien Jacob Burckhardt pour qui la morale du temps fait ou défait la grandeur d’un homme, il s’inspire davantage de celle de Lucy Riall à propos de Garibaldi. En effet, pour cette dernière, la « grandeur » est le fruit d’une invention puis d’une construction sociétales à laquelle le « grand » homme contribue lui-même largement. Pour Ian Kershaw, rechercher à tout prix la « grandeur » d’un personnage et donc reconnaître son impact immense ainsi que son importance historique peut réduire à l’extrême les changements historiques aux seules actions des individus. C’est revenir alors à une personnalisation de l’histoire, qui, si elle « ne s’inscrit pas dans un cadre causal plus profond, limite grandement sa puissance explicative » (p.17). Pour Ian Kershaw, l’enjeu est donc, au delà de la grandeur ou non d’un Homme, de mesurer et d’analyser son impact et son héritage historiques. C’est ainsi que le jugement moral disparait en grande partie et que l’historien peut proposer un travail sérieux et le plus objectif possible.
Si Max Weber n’utilisait pas à proprement parler la notion de « charisme », pour notre historien britannique, la manière dont le sociologue allemand relie le rôle de l’individu au cadre social et politique semble tout à fait pertinente et inspirante. Ainsi, pour Weber, des « suiveurs » (la « communauté charismatique ») perçoivent les qualités exceptionnelles d’un chef proclamé. Ce sont eux qui créent alors le charisme qu’ils trouvent dans leur « élu », voyant en lui de l’héroïsme ou de la grandeur ainsi qu’un message idéologique qui leur plaît. Ce « charisme » est fabriqué et entretenu par l’opinion publique au travers des médias et des partis de masse. L’adulation massive du chef est donc artificielle et ne reflète pas toujours ses véritables qualités !
Souligner les interactions entre les conditions structurelles et l’action personnelle
Pour Ian Kershaw, les conditions structurelles préexistantes et l’équilibre des forces sociales et politiques dans un espace donné sont à souligner afin de mettre en évidence la possibilité que des dirigeants exploitent les crises et les turbulences dans des circonstances exceptionnelles. Ces chefs s’octroient alors un champ d’application parfois extraordinaire afin d’exercer un pouvoir personnel et/ou tyrannique. Mais, pour Ian Kershaw, débuter par l’étude du contexte, c’est commencer par le « mauvais bout », c’est encourager une analyse qui ne nie pas forcément le rôle de l’individu mais considère en premier lieu le cadre qui le rend possible.
Les douze individus étudiés ont été des leaders dont l’existence politique a été le produit d’un ensemble de circonstances uniques qui a donc rendu possible l’acquisition et l’exercice spécifiques du pouvoir. Hors du contexte particulier (guerre, révolution, crise économique, crise institutionnelle etc.), Ian Kershaw suggère donc qu’ils n’auraient pas laissé de marque spéciale sur l’histoire. Il propose d’évaluer le rôle de la personnalité dans un changement historique « en observant non seulement les actions personnelles du leader, mais aussi les conditions impersonnelles, structurelles, qui rendent possible l’impact de l’individu » (p.447).
La méthode de Ian Kershaw est simple et rigoureuse. Chaque chapitre suit le même schéma. Il considère d’abord les traits de caractère et les conditions préalables qui ont favorisé un type particulier de personnalité permettant au chef d’acquérir le pouvoir. Ensuite, il explore de manière sélective les aspects de l’exercice du pouvoir et les structures qui l’ont rendu possible. Enfin, il conclue le chapitre en dressant un bilan de l’héritage du chef.
Douze études de cas afin de valider des hypothèses
Les études de cas permettent ainsi à l’historien de tester un certain nombre de propositions générales. Voici quelques-unes des hypothèses de l’historien britannique :
- Le champ de l’impact individuel est le plus grand pendant ou après de vastes bouleversements politiques, lorsque les structures du pouvoir s’effondrent ou sont détruites.
- Les circonstances de la prise du pouvoir et de sa première phase de consolidation conditionnent fortement son exercice personnel et son ampleur.
- Le pouvoir et la marge de manœuvre du chef dépendent dans une large mesure du fondement institutionnel et de la force relative du soutien.
- Le gouvernement démocratique limite au maximum la liberté d’action de l’individu et sa capacité à déterminer un changement historique.