Présentation de l’éditeur. « Lorsque survinrent, au début de l’année 2009, de vastes mouvements de grève générale contre la vie chère à l’appel du Liyannaj Kont Pwofitasyon en Guadeloupe et du Kolectif 5-Févrié en Martinique, nombreuses furent les réactions d’étonnement face à la radicalité, l’ampleur et la durée de ces deux mobilisations. Que pouvait-il donc y avoir de si intolérable dans la cherté de la vie pour que, par milliers, les Antillais cessent le travail, descendent dans la rue et occupent les places ? Peu comprenaient, de l’extérieur, la volonté farouche de quelques organisations de travailleurs venues dénoncer la pwofitasyon, cette « exploitation outrancière, capitaliste et colonialiste », en exhibant publiquement les rouages les plus secrets de la machine qui semblait s’être alors enrayée.
S’appuyant sur une enquête sociologique et historique mêlant entretiens, observations de terrain et travail dans les archives, cet ouvrage revient sur le rôle du syndicalisme dans les mobilisations en Guadeloupe et en Martinique, depuis la période tumultueuse des luttes révolutionnaires et anticolonialistes des années 1960-1970 jusqu’à nos jours, et sur la grève générale de l’hiver 2009, moment demeuré ouvert à tous les possibles ». 

 

Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim […]

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, éd. Présence Africaine, 1971 (rééd.), p. 31.

 

Dans cet ouvrage, tiré d’une thèse de Science politiqueTravayè an larila – Les travailleurs sont dans la rue : syndicalisme et protestation en Guadeloupe et en Martinique, thèse soutenue en décembre 2017., Pierre Odin, sociologue de formation, revient sur un mouvement social massif et, à bien des égards, historique qui s’est développé en Guadeloupe et à la Martinique, en 2009. Une recherche qui porte sur les Antilles, périphéries lointaines et différenciées, qui analyse un mouvement social massif et original, et qui n’a pas peur du temps présent voilà qui met l’eau à la bouche. Le lecteur ne sera pas déçu même si le « clionaute » regrettera la timidité des historiens sur ce temps et ces espaces et déplorera un style qui sent parfois trop la sociologie politique (thèse oblige).

Dans les annexes, l’auteur présente les sources utilisées ainsi que la manière dont il a travaillé, sans oublier d’évoquer ce qui a facilité son enquête.  Il s’est, bien sûr,  appuyé sur des sources écrites classiques mais a réalisé un grand nombre d’entretiens (près de soixante) dans les deux îles avec des acteurs des différents syndicats, dans des secteurs professionnels variés, qu’ils aient été des leaders lors des événements ou qu’ils aient rejoint tel ou tel syndicat après 2009. Il a pratiqué l’observation participante dans ces syndicats mais aussi dans un mouvement politique qui joue un rôle significatif. Deux éléments ont favorisé son insertion, Pierre Odin a un grand-père Guadeloupéen et comprend le créole (qu’il ne parle pas) ; un autre a pu le desservir, il « arbore un phénotype blanc » (p.  297). Cependant, l’évocation de ses origines a permis « de dépasser la suspicion et les appréhensions » (p. 298). De brèves biographies des principaux responsables syndicaux  complètent ces annexes.

L’ouvrage est divisé en trois parties, une portant sur la « genèse du syndicalisme contemporain aux Antilles », une sur la « politique des syndicats antillais » et la dernière sur la « grève générale de 2009 aux Antilles », sous-titrée « sociologie d’un conflit généralisé ».

Le syndicalisme aux Antilles est aujourd’hui fort différent à la Guadeloupe et à la Martinique. Cependant, les syndicats sont souvent animés par des militants formés dans « les années 1968 », sur place ou dans la métropole, et marqués par les circulations d’idées de ces années. Dénonciation du colonialisme, critique du capitalisme et influence du black is beautiful, venu des États-Unis, sont repris par des lycéens, des étudiants partis en métropole, des lycéens du technique restés sur place mais aussi par de jeunes travailleurs installés à Paris. Certains privilégient l’anticapitalisme et se rapprochent de l’extrême-gauche : courants maoïstes mais surtout courants trotskystes ; d’autres privilégient la dénonciation du colonialisme et du racisme aux Antilles. Il faut ici rappeler la répression féroce de « Mé 67 » (en mai 1967), en Guadeloupe, qui a marqué ces jeunes militants. À leur retour au pays, ces « enfants terribles » donnent naissance à des groupes politiques : Combat ouvrier (proche de Lutte ouvrière), Groupe révolution socialiste (proche de la Ligue communiste révolutionnaire) et à des mouvements indépendantistes. Cependant, au milieu des années 1970, les militants politiques semblent, peu à peu, privilégier l’investissement syndical alors que l’influence des Partis communistes, forte en Guadeloupe, décroît et que les jeunes sont moins séduits par le Parti progressiste martiniquais (PPM), autonomiste. L’auteur parle de « repli militant » et de « migration vers les organisations syndicales » qui constituent des espaces de rémanence. Ce repli prend des formes différentes à la Guadeloupe et à la Martinique quant aux  organisations syndicales privilégiées et débouche sur des rapports de force différenciés entre celles-ci.

Les indépendantistes guadeloupéens créent et  dirigent l’Union générale des travailleurs de la Guadeloupe (UGTG). Les militants de Combat ouvrier s’investissent prioritairement dans la CGTG (Confédération générale du travail Guadeloupe) et la CGTM (Confédération générale du travail Martinique) puis en prennent la direction, l’influence des proches du GRS est plus diffuse. Une situation fort différente  de la métropole mais qui n’est pas sans rappeler le rôle de militants anarcho-syndicalistes ou de la LCR dans les débuts des syndicats SUD (Solidaires, unitaires, démocratiques) en métropole. En Guadeloupe, l’UGTG, animée par des indépendantistes même si une partie de la base ne l’est que modérément,  devient la principale force syndicale, du fait de sa combativité, des liens noués avec le tissu culturel associatif et de sa capacité à défendre les travailleurs. L’UGTG mène un combat contre le racisme, promeut la culture guadeloupéenne et dénonce de manière assez systématique les choix des autorités françaises. La CGT Guadeloupe et la CGT Martinique, animées par des membres ou des proches de Combat ouvrier, accordent une grande importance à la formation de leurs membres, sont combatives mais tiennent un discours de lutte des classes, qui vise à définir et délimiter le groupe social défendu et peut les amener à critiquer certains patrons guadeloupéens. L’année 2009 voit cependant ces syndicats former une coalition,  d’abord en Guadeloupe, à l’initiative de l’UGTG, le LKP (Liyannaj kont pwofitasyon, Union contre l’exploitation outrancière) puis en Martinique le K5F (Kolectif 5-Févrié).

La troisième partie du livre vise à expliquer ce qui a permis un mouvement social, initié par les syndicats, exceptionnel par son ampleur (un part très importante de la population a participé au mouvement), par sa durée (44 jours en Guadeloupe), par son unité et sa radicalité (p. 170) qui se déploie de manière différente à la Guadeloupe et à la Martinique. Un chapitre présente la façon dont ce mouvement radical et uni s’est construit. L’élaboration d’un corpus de revendications très complet et qui parle à la population est réalisé par une coalition large qui regroupe syndicats mais aussi associations diverses où toutes les composantes ont le droit à la parole. L’UGTG n’abuse pas de sa position dominante et son leader fait preuve d’écoute et d’ouverture. Les revendications avancées reposent sur une étude précise des prix faite par un bureau indépendant dans lequel un militant du GRS joue un rôle important. Cette plate-forme dénonce la vie chère, réclame de fortes augmentations de salaires et critique la minorité qui profite de la situation…. Face à l’absence de réponse des autorités et des patrons, une grève reconductible est lancée, en janvier 2009, en Guadeloupe. En Martinique les débuts du collectif et de la mobilisation sont plus laborieux mais le mouvement démarre aussi. Dans un dernier chapitre, P. Odin s’interroge sur la généralisation du conflit. Pour lui, les négociations filmées ont favorisé le mouvement en crédibilisant les syndicalistes et a contrario ont desservi les autorités. La durée du mouvement s’accompagne d’une radicalisation et de heurts avec les forces de police sur les barrages. Des accords sont signés en mars qui débouchent sur de substantielles augmentations de salaires et des minima sociaux. Même si ces coalitions se sont délitées et si les prix sont repartis à la hausse, ce mouvement a marqué durablement les esprits. Il a aussi permis de poser publiquement aux yeux du plus grand nombre les questions de l’exploitation, de la domination coloniale et du racisme dans les sociétés guadeloupéenne et martiniquaise (p. 270-271).

Un livre riche qui passionnera tous ceux qui accordent de l’importance aux mouvements sociaux ou qui sont intéressés par les Outre-mer français, derniers « confettis de l’empire ».

 

Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent […]

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, éd. Présence Africaine, 1971 (rééd.), p. 139.