La légende des jumeaux Remus et Romulus est l’une des plus populaires concernant la civilisation romaine antique. Elle est d’ailleurs toujours utilisée comme support d’étude en classe de sixième pour traiter de la fondation de Rome. Ce thème est l’objet du dernier ouvrage de Dominique Briquel, spécialiste de la civilisation étrusque, consacré à la fois à la légende des enfants, mais également à celle du fondateur, conditor, de l’Urbs. Ce livre intitulé Romulus, jumeau et roi. Réalités d’une légende est édité aux éditions Les Belles Lettres dans la collection Realia en 2018.
D. Briquel explique dès l’introduction que Romulus est un objet de discussion dans l’Antiquité. Certains auteurs anciens sont perplexes face à ce personnage. Tout d’abord plusieurs ne peuvent accepter qu’un dieu ait eu des relations sexuelles avec un mortel. Beaucoup considèrent qu’il est naturellement anormal qu’un loup ait nourri de son lait des enfants en bas âge. Enfin le caractère violent de Romulus pose problème à certains auteurs : ils ne comprennent pas le virage autoritaire pris par le conditor à la fin de son règne ; mais c’est surtout le meurtre de Remus qui est objet de discussion, car c’est de ce crime que naît la ville de Rome selon la légende.
Pour essayer d’éclairer ce que les Romains eux-mêmes avaient du mal à comprendre, c’est-à-dire comment le personnage de Romulus si controversé est devenu le fondateur légendaire de la cité, D. Briquel inscrit cette étude dans une perspective comparative des mythologies du monde indo-européen. Cet ouvrage se place dans le sillage des travaux de Georges Dumézil qui a développé l’hypothèse d’un patrimoine de représentations qu’on peut estimer communes aux différents peuples parlant des langues de la famille indo-européenne. Toutefois, l’auteur de l’ouvrage fait une ouverture vers d’autres aires culturelles seulement dans le cas où les comparaisons semblent plausibles. L’auteur rappelle d’ailleurs que peu d’historiens ont appliqué ce type de démarche pour étudier le personnage de Romulus. L’ouvrage est divisé en neuf chapitres retraçant la vie de Romulus d’abord en tant que jumeau et ensuite comme roi.
Romulus : le jumeau
Les auteurs classiques faisaient de Mars le père de Romulus et Remus. Seuls ceux qui n’acceptaient pas qu’un dieu puisse s’unir avec une mortelle avaient imaginé d’autres pères humains. D. Briquel explique que la légende sur la naissance des jumeaux n’a rien d’original. Ce récit relève d’une typologie, celle des jumeaux exposés. Plusieurs histoires mentionnent une exposition, un allaitement animal et un recueil par des bergers comme celle de Pélias et Nélée. Des variantes existent concernant la naissance des jumeaux, c’est le cas du récit de Promathion qui fait de la mère des enfants une servante et le père un dieu du feu apparu depuis un foyer. Cette histoire coïncide avec le récit des origines de Servius Tullius, le sixième roi de Rome. Il s’agit encore une fois d’un ancien type d’histoire qui avait cours dans le Latium, car on retrouve des similitudes dans la légende du fondateur de Préneste, Caeculus. Pour l’auteur, le récit sur la légende des jumeaux a évolué avec le temps. Ainsi, Romulus serait passé de fils du feu à celui du dieu Mars. L’introduction du dieu de la guerre à l’époque classique s’explique selon D. Briquel par la volonté de Rome de mettre en avant la force militaire, plus appropriée pour la mission de domination universelle. Pour l’auteur, tout en reprenant une hypothèse avancée par G. Dumézil, ce type de récit n’est pas spécifiquement latin ou méditerranéen, mais « prolonge une donnée indo-européenne », car une histoire, la légende indo-iranienne de Yama-Yami est comparable à celle des jumeaux de Promathion.
Quatre symboles entourent les jumeaux lors de leur exposition/salvation : le fleuve, l’arbre, l’animal et les bergers. Concernant le Tibre, l’auteur souligne le caractère miraculeux du débordement du fleuve, ce qui permet à la corbeille des enfants d’aborder la rive sans encombre. Le récit sur les origines de Rome fournissait une explication pour plusieurs sites ou monuments de la ville. C’était le cas du figuier ruminal, au pied duquel la corbeille s’était échouée. L’arbre était alors considéré comme une sorte de talisman à Rome. Le loup n’est pas le seul animal présent lors de la salvation, il y a également la présence d’un pic, et tous deux étaient associés au dieu Mars. Toutefois le volatile pourrait être associé à Jupiter, le dieu maître des auspices. Enfin, concernant les bergers, certains auteurs classiques indiquent que Faustulus avait un frère. Or plusieurs légendes d’enfants recueillis l’ont été par un couple de frères, c’est notamment le cas de Servius Tullius.
Le chapitre suivant s’intéresse à la vie des jumeaux parmi les bergers. Il s’agit d’une séquence courante dans la carrière d’un héros. On retrouve ce schéma dans de nombreuses légendes, où le personnage reçoit une éducation auprès d’individus en marge de la société normale, dans un cadre vierge et sauvage. Rémus et Romulus sont élevés par Faustulus, dont les pâtures sont situées hors des terres cultivées. Les maisons des bergers n’étaient pas des domus, mais des cabanes ou des huttes. Il est tout à fait remarquable que les jumeaux soient pendant ces premières années de formation, placés sur un pied d’égalité. Ce n’est qu’à la suite de deux épisodes qu’une différence apparaît entre les deux frères. Tout d’abord l’épisode de la lutte contre les brigands où Rémus fait le sacrilège de manger la part, normalement réservée aux dieux, d’un animal sacrifié pour fêter sa victoire. C’est ensuite l’épisode de la capture de Rémus et du rétablissement de Numitor sur son trône par Romulus. Romulus fait alors seul son entrée dans le monde civilisé.
C’est au cours du quatrième chapitre que l’auteur aborde le fratricide. La vision de la naissance de l’Urbs basée sur la mort de Rémus était difficilement supportable, notamment en période de guerre civile. Certains auteurs classiques ont créé des légendes alternatives ou des versions qui permettent de diminuer la responsabilité de Romulus. Seuls les chrétiens ont accepté sans réticence le fratricide. La légende romuléenne est tout à fait singulière car elle est sans parallèle dans aucune autre légende connue en Grèce. Il convient de mettre de côté les variantes où les deux frères se donnent mutuellement la mort comme les Aloades Otos et Éphialtès, fils d’Arès. De même lorsque le frère tué est celui qui est connoté positivement comme dans la légende d’Osiris ou encore Caïn et Abel. Toutefois, une comparaison est possible avec le texte biblique sur Jacob et Ésaü. Les histoires de Jacob et de Romulus se ressemblent dans l’ordre de naissance, dans la différenciation avec le frère, dans la disqualification du frère aîné, dans le choix du cadet et dans l’élimination de l’aîné par le cadet.
Romulus : le roi
La fondation de l’Urbs par Romulus est comparée à celle de Préneste par Caeculus. Dans les deux traditions, le héros a besoin d’un signe divin pour être légitimé comme roi. Pour Caeculus c’est la flamme de Vulcain et pour Romulus, l’éclair de Jupiter. Pour D. Briquel, la naissance de Rome dans la légende résulte d’une triple fondation. Il s’agit d’abord de la prise d’auspices et le rite de la fondation avec le tracé du sillon délimitant le pomerium, qui place la ville sous la protection des dieux. Le deuxième moment est le combat fratricide au cours duquel Rémus est tué par son frère pour avoir franchi la limite de la ville. Enfin, la troisième fondation coïncide avec le peuplement de Rome par les compagnons du Conditor et l’enlèvement des Sabines. L’auteur revient ainsi la structure trifonctionnelle liée à la fondation de Rome développé par G. Dumézil où Romulus et les Romains endossent les fonctions souveraines et guerrières alors que les Sabins et leur roi Titus Tatius apportent la fécondité à la fondation de l’Urbs.
Dans le sixième chapitre, l’auteur revient sur les deux peuplements de Rome et compare cette partie de la légende avec la tradition iranienne sur Yima. Ainsi, après avoir été chargé par Jupiter de fonder Rome, Romulus crée un lieu d’asile qui lui permet de rassembler les hommes. Cette partie de la légende est certainement ancienne, trouvant son origine dans les mythes d’autochtonie (né du sol de leur pays). Cependant cette première population est uniquement masculine sans reproduction possible et sans véritable organisation dans la cité. Vient ensuite l’épisode de l’enlèvement des jeunes filles pour fournir des épouses aux Romains et l’institution du mariage pour assurer les générations futures. Ainsi s’achève la formation de Rome avec ses trois tribus et ses trente curies.
La guerre entre les Romains et les Sabins débouche sur la mise en place d’une dyarchie avec le règne conjoint de Romulus et du sabin Titus Tatius. Cette double monarchie dure cinq ans selon la tradition, mais prend peu de place dans les écrits car cette période est présentée comme sans évènements. C’est au moment de la mort de Titus Tatius que la légende laisse apparaître une opposition entre les deux rois. Romulus est vu comme un roi irréprochable respectant la justice. Pour D. Briquel, le personnage de Titus Tatius est à rapprocher de Rémus ou encore d’Hostius Hostilius (chef militaire subordonné à Romulus). En effet, ces trois personnages ont été à un moment ou un autre associés au Conditor et permettent de montrer la supériorité de Romulus sur le plan de la souveraineté.
Romulus est un personnage ambigu qui endosse à la fois le costume du héros irréprochable, mais également celui du souverain tyrannique. Son règne est marqué par une série de victoires contre des cités latines, comme celle sur Caenina qui permet à Romulus d’organiser le premier triomphe de l’histoire de Rome en faisant l’offrande des armes du roi vaincu à Jupiter. Selon l’auteur, il est possible de reconnaître trois triomphes dans la vie du fondateur. Toutefois, trois fautes sont également reprochées au Conditor : celle de s’être réjoui d’être désormais seul au pouvoir après la mort de Titus Tatius, celle d’avoir agressé injustement la cité de Fidènes et enfin celle du partage des terres après la victoire contre Véies, décidé uniquement par le roi et qui lui sera fatal.
Le dernier chapitre présente la fin de vie terrestre de Romulus. Plusieurs récits coexistent, notamment ceux de la disparition soudaine, sous la forme d’une apothéose et de la mise à mort par les sénateurs furieux de la dérive autoritaire du règne. En effet, D. Briquel compare la mort de Romulus à celle du roi Freyr/Frotho en Scandinavie et du roi Ara le Beau en Arménie. La mort de Romulus entraîne une crise au sein de la société romaine. La concorde revient dans la cité lorsque la population apprend que Romulus est devenu le dieu Quirinus et qu’il continue à les faire bénéficier de sa protection. Ce n’est qu’à partir de ce moment que monte sur le trône le deuxième roi de Rome, Numa Pompilius.
Au final, cet ouvrage très détaillé nous permet de comprendre comment la légende du premier roi de Rome a pris forme aux contacts de divers traditions, ainsi que ses évolutions selon les besoins de la population de l’Urbs.