Thomas Ferrer, professeur agrégé au lycée Jean Dupuy de Tarbes, est aussi un fin connaisseur de l’histoire du département des Hautes Pyrénées, à laquelle il a déjà consacré plusieurs travaux de recherches. Dans son dernier ouvrage, “Passeurs et évadés dans les Pyrénées”, il nous propose une étude approfondie sur le thème du passage de la frontière franco-espagnole pendant la période tragique de la seconde guerre mondiale. L’étude repose sur de nombreuses sources bibliographiques, mais aussi et surtout sur un important travail de recherches aux archives départementales, la consultation d’archives privées d’acteurs de premier plan ( Gérard de Clarens, en particulier) et de nombreux entretiens avec des témoins ou avec leurs descendants.

L’ouvrage s’organise en quatre parties qui permettent d’analyser les enjeux, les difficultés et les dangers du franchissement de la frontière, mais aussi qui redonnent vie aux multiples acteurs anonymes ou connus de cette histoire.

Dans la première partie, “une frontière dans tous ses états” l’auteur met l’accent sur le caractère hautement stratégique de la frontière et de son contrôle, dès janvier 1939, avec le passage de centaines de milliers de républicains espagnols et la crainte d’une alliance de l’Espagne franquiste avec l’Allemagne nazie. Avec la défaite, le passage légal ou clandestin de la frontière devient plus aléatoire et plus périlleux, en fonction des décisions et des relations complexes qu’entretiennent les deux pays voisins. L’invasion de la zone libre par les allemands rend le franchissement des Pyrénées encore plus difficile et risqué puisque désormais les candidats à l’exil, qui sont de plus en nombreux, doivent compter sur la surveillance des patrouilles allemandes, souvent constituées de montagnards expérimentés d’origine autrichienne.

La deuxième partie analyse comment les Hautes Pyrénées deviennent à partir de la défaite de juin 40 à la fois “un refuge, une impasse et une porte de sortie”. Dès l’été 40, affluent vers le département des réfugiés de multiples horizons, belges et polonais en particulier, et qui organisent des filières d’évasion (belge et polonaise) de candidats désireux de reprendre le combat outre-mer. Les juifs, en particulier étrangers, constituent une autre catégorie de réfugiés pour lesquels le passage de la frontière devient, à partir de l’été 42 surtout, une question de survie. L’auteur rappelle avec raison l’arsenal des lois antisémites de Vichy et qui, ici comme ailleurs, contribue à mettre les juifs au ban de la société, soumis à des menaces de plus en plus fortes. Enfin, les jeunes français désireux de rejoindre la France libre forment une autre catégorie de candidats au passage et dont le flux s’accroît nettement en 1943 avec l’instauration du S.T.O.

La troisième partie, s’organiser pour passer”, aborde les multiples façons de s’évader vers l’Espagne. Si certains tentent leur chance seuls, sans passeurs et organisation préalable, l’auteur rappelle que beaucoup ont laissé leur vie sur les pentes abruptes et enneigées des Pyrénées. Thomas Ferrer s’attarde ensuite sur les multiples réseaux et filières de passage et d’évasion, en particulier le réseau Hèches qui commence à s’organiser dès l’été 1940, en lien avec les britanniques; puis,en 1943, le réseau Andalousie travaillant pour la France Libre. Ces réseaux développent aussi des activités clandestines de renseignement et d’espionnage en lien avec Londres. A cette occasion, l’auteur nous brosse de beaux portraits de résistants particulièrement réussis: Gaston Hèches, restaurateur à Tarbes, résistant de la première heure à la tête du réseau qui porte son nom; Gérard de Clarens, jeune étudiant parisien qui devient en 1943 la cheville ouvrière du réseau Andalousie, et pour lequel Thomas Ferrer a eu accès aux riches archives privées. L’auteur insiste également sur le rôle des femmes “ au cœur des filières de passage”, sans lesquelles les filières et les réseaux n’auraient pu fonctionner. Certaines ont occupé des fonctions éminentes au sein de la résistance pyrénéenne (Marie-Madeleine Fourcade au sein du réseau Alliance, par exemple) et d’autres ont payé de leur vie leur engagement, telle Lucie Duteich, morte en déportation à Bergen-Belsen.

La dernière partie, “ d’épopées en tragédies, héros et anti-héros ordinaires”, est consacrée au moment crucial de l’évasion, c’est à dire au passage de la barrière pyrénéenne. Le franchissement de la frontière n’est jamais banale, toujours dangereuse, et pour les passeurs et bien sûr pour les évadés qui y jouent leur destin et risquent leur vie. Même s’ il existe des filières bien structurées et organisées, chaque évasion est une aventure en soi. Et c’est donc avec raison que Thomas Ferrer a opté de peindre cette dimension épique et dramatique par quelques récits de passages dont les personnages principaux sont les passeurs et les candidats à l’exil. Parmi les personnages évoqués, l’auteur s’attarde sur deux personnalités hors du commun qui valent la peine d’être connues. François Vignole, champion de ski, athlète hors du commun et qui se met au service de la Résistance comme passeur de légende. Enfin, le portrait beau et tragique de Pierre Fauchon de Villepée, un jeune parisien qui passe les Pyrénées pour rejoindre les forces françaises libres. Sous-officier, il participe au débarquement de Provence et tombe en Alsace, “mort pour la France”, le 8 décembre 1944. Au delà de ses figures héroïques, l’auteur aborde sans détour, en fin d’ouvrage, la “légende noire des passeurs”, de ces passeurs qui ont parfois profité de la détresse des réfugiés pour s’enrichir ou, plus rarement, ont pu abandonner certains de leurs clients au milieu de la montagne. Il en conclut que “ni tout noir, ni tout blanc, le tableau est gris clair” (p.139), les événements dramatiques réveillant en l’homme à la fois le pire et le meilleur…

En conclusion, ce livre peut être lu comme relevant de l’histoire locale, celle des Hautes Pyrénées. Mais le caractère frontalier de ce territoire pyrénéen fait de ce département une terre d’accueil de multiples réfugiés venus de nombreux horizons; il est aussi une « porte étroite”de sortie vers d’autres horizons. Et c’est bien de cela aussi dont nous parle Thomas Ferrer: de la France défaite, occupée, résistante (et parfois collaboratrice) dans un monde en guerre pour la liberté.