La Cliothèque suit depuis des années et avec le plus vif intérêt les publications des éditions Champ Vallon et nous savons la part que Myriam Monteiro leur directrice tient dans la promotion d’ouvrages difficiles. Les auteurs trouvent dans sa maison des opportunités de parution dont ils auraient du mal à bénéficier ailleurs.

C’est le cas de ce livre rédigé par Julie Grandhaye, historienne russophone, chargée de cours à l’IEP de Lyon. Publier cet ouvrage sur un sujet assez peu connu de l’histoire de la Russie dans le premier quart du XIXe siècle n’est pas évident. Le mouvement Décembriste est rarement évoqué en dehors de quelques références qui le qualifient « d’aspiration démocratique d’un groupe d’officiers nobles » au moment de l’accession au trône de Nicolas 1er, en 1825.
C’est pourtant le point de départ de que l’on pourrait qualifier de malheur Russe, à la suite de Hélène Carrère d’Encausse Carrère D’Encausse, Hélène. Le malheur russe. Essai sur le meurtre politique. Paris, Fayard,
1988, 552 p.
dans son ouvrage sur la violence politique dans ce pays.
Si ce n’est pas vraiment le point de départ, on peut en effet considérer que ce mouvement insurrectionnel, mal préparé, largement improvisé, a quand même été l’inspirateur des aspirations libérales dans la Russie autocratique des Romanov. Depuis la mort de Catherine II, le règne de Paul 1er, le Tsar mal aimé en 1801, et l’accession au trône du Tsar Alexandre 1er, la Russie s’est ouverte aux idées nouvelles. La présence d’officiers russes en France pendant la période d’occupation entre 1814 et 1818 a pu les influencer en matière de régime politique.

Le bouillonnement intellectuel

Le règne de Alexandre 1er à ses débuts a pu séduire d’autant que les premières mesures sont d’inspiration libérale, mais ensuite, le retour de la méthode autocratique de gouvernement, une fois Napoléon vaincu et la Sainte Alliance instaurée, déçoit fortement une partie significative des intellectuels du pays.
Julie Grandhaye, dans le chapitre « Citoyen du Tsar » montre d’ailleurs comment, sous le règne d’Alexandre, la Russie a pu s’ouvrir aux idées nouvelles grâce à une politique d’édition, de traduction de livres politiques et d’accès à la presse étrangère. Le retour du nouveau tsar à l’arbitraire déclenche une nouvelle opposition. Celle-ci prend la forme de sociétés secrètes sur le modèle de la Franc-Maçonnerie. La première est fondée en1816 par quelque officiers de la Garde dont Muraviev-Apostol sous le nom de « Société des véritables et fidèles fils de la patrie » à laquelle Paul Pestel devait se joindre ultérieurement. Elle est dissoute en 1818, mais se reconstitue sous le nom de « Union de la prospérité » et rassemble jusqu’à deux cents membres. Son cercle directeur est à partir de 1820 gagné à l’idée d’une république pour la Russie.
L’armée est considérée comme la seule force politique capable de déclencher une insurrection, ce qui est somme toute logique compte tenu de l’histoire de la Russie. Lors de son accession au trône Catherine s’était appuyée sur une partie de l’armée pour éliminer le Tsar Pierre, incapable de gouverner il est vrai. La radicalisation de cette société entraîne en 1821 son éclatement en deux organisations distinctes : la « Société du sud » regroupée autour de Paul Pestel et de quelques officiers du régiment Semenovki alors affectés en Ukraine, et la « Société du nord » dirigée par Nikita Muraviev qui rassemble à Saint-Pétersbourg et Moscou quelques représentants de la haute aristocratie, des poètes et écrivains.

Ce sont ces sociétés qui seront à l’origine des soulèvements de décembre 1825 d’où le nom de Décembristes, les russes utilisent celui de Décabristes, donné à ceux qui en sont les acteurs. Les deux sociétés s’entendent sur quelques points communs comme l’abolition du servage et des castes, elles s’opposent sur le régime politique futur. République jacobine pour l’une, monarchie constitutionnelle et état fédéral pour l’autre.

Le travail de Julie Grandaye n’est pas une histoire du mouvement décembriste, mais bien plutôt une analyse de sa construction intellectuelle. Du coup, le lecteur qui n’est pas familier de la vie politique russe et de ses convulsions risque d’avoir du mal à s’y retrouver, ce qui est quand même dommage.

Les événements tragiques

La mort le 27 novembre 1825 d’Alexandre Ier et les incertitudes sur sa succession sont considérées comme une occasion de contraindre le nouveau Tsar à des réformes.
Quand, à Saint-Pétersbourg on veut leur faire prêter serment de fidélité en faveur de Nicolas les officiers de la Société du nord décident de soulever les troupes qui leur sont fidèles, de les masser sur la place du sénat et de forcer ainsi les sénateurs à publier un manifeste annonçant le renversement du tsarisme et la réunion d’une assemblée constituante.
Ainsi, trois mille hommes du Ier régiment de la Garde Impériale de Moscou commandés par A. Bestoujev, du régiment des Grenadiers de la Garde et de la Garde Marine Impériale dirigés par trente officiers se regroupent sur la place du sénat le 14 décembre 1825 formant le carré autour de la statue équestre de Pierre le Grand. Mais, ni le prince Troubetzkoy choisi pour diriger le soulèvement, ni les sénateurs qui ont prêté serment à Nicolas Ier à 11 heures ne sont là. Les insurgés piétinent depuis neuf heures du matin sans consignes encerclés par les troupes restées loyalistes.

Nicolas Ier ordonne vers trois heures de l’après-midi, de disperser les insurgés à coups de mitraille. Ceux-ci se replient alors vers la Neva et sont dispersés. Il y aura plusieurs centaines de morts et plus de six cents arrestations.

Le soulèvement de Saint-Pétersbourg sert de signal à celui de la Société du sud. Mais Pestel dont les activités sont bien connues est arrêté depuis le 13 décembre. C’est Sergei Muraviev-Apostol, lieutenant-colonel d’infanterie, qui prend la direction des opérations à Chernigov le 29 décembre. Après avoir soulevé quelques compagnies, il marche sur Zitomir pour en rallier d’autres, mais le 3 janvier il se heurte à des troupes loyalistes qui écrasent l’insurrection ukrainienne.

Entre décembre 1825 et mars 1826 plus de 3000 personnes sont arrêtées dont 500 officiers. Le procès qui suit les soulèvements décembristes aboutit à plus de deux cents condamnations. Parmi les 121 inculpés jugés par la Haute Cour cinq sont condamnés à être écartelés, peine commuée par mesure de clémence par le nouveau tsar en pendaison, et 31 à la décapitation, commuée par la suite en bagne à perpétuité. Le 13 juillet 1826, P.I Pestel, K.F Ryleev, M.P Bestoujev-Rumine, P.G Kahovsky et Sergei Muraviev-Apostol sont exécutés à la forteresse Pierre et Paul de Saint Pétersbourg.

Le plus grand nombre des militaires décembristes a été dégradé, envoyé aux travaux forcés et déporté en Sibérie pour des durées variables sans jugement. Les insurgés du sud ont été incorporés dans l’armée du Caucase : on compte ainsi 2800 soldats décembristes dans cette armée en 1827 qui se battra avec de lourdes pertes contre les turcs, les iraniens et déjà les Tchétchènes.

L’opinion publique a été frappée par l’héroïsme dont certaines femmes de Décembristes ont fait preuve, d’où cette expression populaire « fidèle comme une femme de décembriste ». Malgré les conditions extrêmes posées par le tsar Nicolas à leur départ, onze d’entre elles sont allées rejoindre leurs maris en Sibérie. Trente ans plus tard, l’amnistie de 1856 ne concernera que dix-neuf Décembristes qui rentreront d’exil : les autres avaient achevé leur peine ou étaient décédés en Sibérie.

La formation intellectuelle du mouvement et son avenir

L’absence de cette partie consacrée à une histoire même rapide des événements gêne un peu pour une compréhension globale des faits. L’ouvrage est décliné en trois parties qui montrent comment la réflexion sur la chose publique a pu progresser en Russie entre le règne de Catherine de et celui de Nicolas Ier. La question qui est posée est celle de l’intégration d’un État de droit à un mode de gouvernement autocratique. Celui-ci ne souffre pas la médiocrité ni la superficialité et c’est ce qui a quand même touché les tsars de Russie qui ont succédé à la Grande Catherine. Avant même l’insurrection décembristes des unités de l’armée se sont mutinées contre les mauvais traitements, en 1819 et en 1820.

Le monde étudiant en est également touché par la critique avec plusieurs manifestations contre la censure qui prennent de l’ampleur à partir de 1817. C’est dans ce bouillonnement culturel que les promoteurs du mouvement décembriste ont élaboré leur pensée. L’auteur se livre à une analyse très fine du vocabulaire politique des décembristes et notamment sur la façon dont ils vont inventer, à base de références historiques un imaginaire républicain. La référence historique qui la plus souvent utilisée est celle de la chute de leur code en 1478, une chute imputable à la décision du tsar Ivan III de rassembler les terres russes autour de Moscou.
Cet épisode historique sonne le glas des cités princières et surtout le début de la mise en place du système autocratique que le tsar Ivan IV le terrible et ses successeurs vont théoriser.

La république de Novgorod manifeste l’essence politique de la Russie, son identité profonde, vierge de tout élément extérieur. Paradoxalement, à partir de 1821, les promoteurs de la république lui donnent un aspect autoritaire qui n’est pas sans rappeler la méthode jacobine. Très opportunément, l’auteur évoque la : « Russie unie », qui est le nom du parti de Vladimir poutine. Dans le même temps, se développe une tentation de république slave, à partir de la société des slaves unis qui rassemble des officiers des huitième et neuvième divisions d’artillerie, souvent issus d’une noblesse pauvre et parfois ruinée. Originaire de Kiev ou d’Odessa elle s’avère sensible à cette mosaïque de peuples, de cultures, de langues ou de religions qui donne au sud de l’empire une visage contrasté bien différent de celui, plus uniformément russe que dans les deux capitales, à Saint-Pétersbourg et Moscou. Les slaves unis ont participé à l’insurrection spontanée en Ukraine de janvier 1926.

Cette ouvrage est extrêmement riche et notamment la conclusion que rédige Julie Grandhaye pour essayer de justifier le sous-titre, XVIII- XXIe siècle. On peut partager beaucoup des analyses de Julie Grandhaye, notamment sur cet équilibre subtil du pouvoir politique en Russie, qui a toujours hésité entre la modernisation autoritaire et l’aspiration démocratique. Dans le même temps, on est un petit peu déçu, car cet ouvrage est en fait une thèse que l’on essaie de rendre accessible au grand public sans forcément y parvenir. Peut-être que l’auteur aurait pu davantage utiliser dans le corps de l’ouvrage des projections dans le présent. Ce qui est dit plus haut à propos des Slaves unis l’aurait très largement permis.

L’armée russe, un géant devenu un nain politique

De la même façon, il aurait été possible de faire référence à la façon dont l’armée russe, puis l’armée rouge, a pu essayer ou pas de jouer un rôle politique. Il ne fait aucun doute que le mouvement décembriste a laissé des traces dans ce domaine. Le pouvoir soviétique, surtout à partir de la grande purge au sein de l’armée, à partir de 1938, a toujours manifesté une certaine méfiance à l’encontre des aspirations de certains cadres.
En dehors de la tentative de putsch de l’été 1991 qui a concerné certaines fractions de l’armée, celle-ci a toujours été globalement docile à l’égard des autorités politiques. Elle a été, à partir de l’implosion de l’Union soviétique, une variable d’ajustement des politiques menées successivement par Boris Eltsine et par Vladimir poutine, subissant une suppression massive de postes de cadres et une réduction de ses effectifs.
Au niveau de la vie politique russe, il aurait été utile de développer davantage certains parallèles entre les aspirations des décembristes à une meilleure gestion de l’État et celle que des modernistes comme Garry Kasparov, très minoritaires il est vrai, essaient de défendre contre les clans actuellement au pouvoir.

Il est également dommage que ces hommes qui ont peut-être été hésitants au moment où il fallait faire preuve de détermination pour jeter les bases d’une transformation de l’État russe n’aient pas été davantage mis en valeur en tant qu’individus, acteurs de la transformation de ce grand pays. D’un certain point de vue, l’échec des décembristes a ouvert la voie à la diffusion des idéologies révolutionnaires en Russie, marxisme compris, et à la mise en place de structures de prise de pouvoir beaucoup plus efficaces.
Toutefois, on pourrait considérer, et même espérer, malgré la complexité des références politiques que l’auteur nous expose, que ces aspirations républicaines trouvent dans la Russie du XXIe siècle un écho suffisant pour sortir ce pays de cette fatalité qui l’accable depuis Ivan le terrible, se voir imposer des évolutions par la force.

Encore une fois, il aurait été pertinent que les immenses connaissances de l’auteur soient portées par plus de hauteur de vue. Cet ouvrage aurait alors fourni une grille de lecture de la Russie contemporaine à proprement parler exceptionnelle.

© Bruno Modica