Professeur à Sciences-Po Paris, Sylvain Kahn est une « vieille connaissance » des rédacteurs de la Cliothèque. Il avait été l’invité et l’interlocuteur de Marie-Anne Vandroy http://www.clionautes.org/?p=2754 lors du salon du livre des sciences humaines en Février 2010.
Bien que l’on peut regretter que les Presses universitaires de France et leur service de presse Soyons clair : si la Cliothèque entretient avec les attachés de presse des éditeurs des relations cordiales il faut avouer que l’affirmation revendiquée de l’incorrection et de l’absence de courtoisie par des personnes pétries du sentiment de leur importance m’a conduit à suspendre les relations avec cette maison d’édition qui pourtant mériterait de notre part un bien meilleur traitement. Mais les personnes en cause ne sont pas en poste pour l’éternité, alors attendons ! Les historiens sont des gens patients. En attendant ces évolutions indispensables, Sylvain Kahn que nous tenons en haute estime ne pouvait pas faire les frais de ces défaillances. n’aient pas pris la mesure de l’engagement des rédacteurs de la Cliothèque dans cette veille éditoriale que nous poursuivons depuis plus de dix ans, il était logique que les travaux de Sylvain Kahn, l’un des spécialistes reconnus de l’histoire de l’Europe et de sa construction soient ici présentés.

Cet ouvrage est destiné à des étudiants de Licence et de ce point de vue il est tout à fait conforme à ce que l’on peut en attendre, y compris le prix accessible. L’éditeur a fait ici un choix tout à fait pertinent.
Plus pertinente encore l’organisation de cette synthèse, en trois parties de taille équivalente, de 1945 à 1957, de 1958 à 1989 et depuis 1989. Les grandes articulations de l’histoire de la construction de l’Europe sont ici clairement mises en place.

Parvenir à susciter l’intérêt sur la construction européenne n’est pas évident du tout. On sait que, depuis le début, les eurosceptiques sont légion. Ils se font en général plus entendre que les défenseurs passionnés du fédéralisme européen, de l’intégration et de façon générale de cette patiente réalisation loin d’être achevée. Cela est dû à des questions de politique intérieure. La classe politique des états membres, à l’exception peut-être de celle des pays du Bénélux et encore, mettant la priorité sur les questions de politique intérieure. Jamais quiconque n’a pu gagner une élection, et peut-être même en perdre une sur les questions de politique européenne. Peut-être qu’en 2012, si l’opération de soutien de la chancelière fédérale Angéla Merkel à Nicolas Sarkozy, président – candidat, fait long feu, nous verrons le premier exemple d’une défaite électorale liée à un déficit d’Europe ou à des difficultés au sein de la zone euro. Mais c’est peut-être encore un peu tôt pour en parler !

Une synthèse complète

Pour autant, et même si le lecteur a souvent tendance à passer un peu trop vite sur les subtilités de la construction européenne du point de vue des différents traités qui l’ont accompagnée, il n’en reste pas moins que cette synthèse est particulièrement stimulante. En tout état de cause dans cette ouvrage très dense, tout le processus, y compris la partie technique de ces traités, est présenté, mais il est surtout intégré à une vision politique de la construction européenne.
Dans la première partie, celle de la « gestation », on ne trouve pas de ces envolées lyriques sur l’Europe telle que des penseurs d’avant guerre ont pu la rêver. Koudenhove Karlegi et même bien avant Victor Hugo. Cette Europe se dessine dans un décor de champs de ruines au début de la guerre froide alors que les chars de l’armée rouge se trouvent à moins de deux étapes du tour de France. Il fallait alors l’imagination de ces hommes comme Robert Schuman et Jean Monnet, mais aussi Churchill à Zurich et quelques autres pour inventer ce projet d’Europe. La pensée en est fédérale, mais la réalisation en est nationale, même si, et pour la première fois dans l’Histoire du vieux continent, on consent des abandons limités et partiels de souveraineté.
Mais ces projets sont aussi défensifs. Cette Europe est résolument occidentale et son Union, même si l’UOE aujourd’hui est quasiment sans objet, a bien dès le départ une vocation défensive.
On reviendra d’ailleurs sur la volonté des Européens de lier les Etats-Unis et le Canada au moment de la création de l’OTAN à la défense de l’Europe ! (P. 49). Et ce sont les Français et les Britanniques qui ont exprimé cette demande à laquelle les Etats-Unis font droit évidemment.

Une européisation du modèle occidental

Mais si l’Europe qui commence à se construire se met à l’abri d’un parapluie nucléaire étasunien, elle n’en invente pas moins son propre modèle et sur cet aspect Sylvain Kahn a raison d’insister. L’Europe occidentale ne s’est pas, quoi qu’aient pu en dire les communistes français après 1947, américanisée. Elle s’est européeanisée en développant un modèle social spécifique, celui de l’Etat providence et d’un modèle social globalement généreux. Sans doute financée au départ par le plan Marshall assorti de contre parties d’ouverture des marchés, ce modèle social européen se met en place aussi bien en France avec l’inspiration du programme du Conseil national de la Résistance qui fait consensus, qu’au Royaume Uni avec les Plan Beveridge. Beveridge était au début de sa carrière politique attaché au cabinet de Churchill qui commençait avec les libéraux sa carrière ministérielle avant 1914.

Cette première partie se termine par un échec, celui de la Communauté européenne de défense qui, paradoxalement va donner un coup d’accélérateur à ce processus initié avec la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier et Euratom. Si la voie politique est un échec, cela justifie d’autant plus le choix de l’économie et donc la mise en œuvre de politiques sectorielles accompagnant la croissance économique de l’Ouest du continent.

De 1958, après la signature du traité de Rome en 1957, se mettent en place de façon quasi simultanée, le marché commun et la politique agricole commune. Le rôle de la France à cet égard est largement évoqué et l’on sent bien que dans ce domaine, les préoccupations françaises en matière de politique agricole sont largement dictées par une volonté d’ancrer solidement la paysannerie dans le soutien au parti gaulliste. A cet égard on peut s’étonner que les questions de crises agricoles en France, et notamment la « guerre du lait » menée par les paysans bretons ne soient pas évoquées, pas plus d’ailleurs que la guerre du vin menée en 1976 par les viticulteurs languedociens. A chaque fois la question européenne se retrouve posée et ces crises « nationales » pèsent à chaque fois sur la construction européenne.

C’est d’ailleurs une des limites de tous les ouvrages sur la construction européenne. Les populations concernées sont souvent absentes de ces réflexions. Et ceci explique souvent pourquoi la critique de l’Europe fait partie de ces marqueurs politiques utilisés largement.
Sylvain Kahn reprend patiemment les explications dans ce chapitre sur l’apprentissage du « vivre ensemble », entre 1963 et 1967. L »’ombre tutélaire du général de Gaulle est ici ramenée à de justes proportions, d’autant que la gestation du couple franco-allemand se déroule simultanément à cette construction.
Entre 1971 et 1984 a lieu ce que l’on appelle la quadruple crise marquée par des turbulences sur le marché des changes dont le point de départ est, on le sait, l’inflation aux Etats-Unis, la fin de la convertibilité du dollar en or et le régime des changes flottants. L’Europe est contrainte à la mise en place d’une sorte de discipline monétaire avec déjà la pression allemande sur le maintien d’un socle monétaire fort.

Un nouveau modèle politique

L’extension de l’espace politique communautaire se traduit par cette innovation considérable que représente l’élection du parlement européen au suffrage universel. Cette assemblée issue des parlements nationaux auparavant a vu au fil du temps son autorité croître, en même temps paradoxalement, que la participation électorale pour en désigner les députés diminuait.
Le Conseil européen apparaît alors comme l’instance de décision, fonctionnant au départ selon la règle de l’unanimité même si assez rapidement la question d’une majorité qualifiée se pose au moins dans certains domaines.
On est dans cette partie tout à fait intéressé par l’analyse de Sylvain Kahn à propos de la conférence d’Helsinki qui marque selon lui, en même temps que la signature de la Convention de Lomé, avec les accords ACP, la naissance d’une diplomatie européenne. On aurait envie de le suivre sur ce terrain. D’une part parce que dans les travaux préparatoires de la CSCE, la conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, ce sont les européens eux-mêmes qui ont souhaité que les deux puissances atlantiques, les Etats-Unis et le Canada soient parties prenantes. D’autre part parce que l’Europe devient objet géopolitique autonome et plus simplement théâtre de confrontation dans le cadre de la guerre froide. Enfin, parce que, et à juste raison, l’auteur rappelle que les accords d’Helsinki ont permis aux opposants du bloc soviétique de trouver un fondement l égal à leur contestation de l’ordre imposé par les partis communistes en Europe centrale et orientale.
Le titre de cette partie est d’ailleurs paradoxal mais illustre bien la contradiction consubstantielle à la construction de l’Europe. « Une communauté sur un océan de nations ». Si l’on ne devait retenir qu’une seule formule pour résumer cet ouvrage, c’est sans doute celle-ci que l’on choisirait. Et c’est sans doute encore vrai, même si le navire communautaire a pu jusqu’à présent contourner les récifs Toute allusion au Concordia est évidemment une pure coïncidence. Mais en pleine crise de la zone Euro de naufrage d’un paquebot sur les rivages de l’Europe du Sud prend une saveur particulière. des océans nationaux.
L’entrée du Royaume Uni en 1973 dans la CEE a joué un rôle important dans la construction européenne. Le pays est alors sur le déclin, son industrie frappée d’obsolescence ce qui explique cette crispation sur la Livre sterling et le Commonwealth. L’entrée dans une Europe qui dépense plus de 60 % de ses ressources pour des agriculteurs qui représentent au Royaume Uni moins de 3% de la population de la population active n’est pas une bonne affaire.
C’est là l’origine de l’intransigeance dont Margaret Thatcher a pu faire preuve à propos du remboursement d’une part de la contribution britannique au budget de l’Union. Ce remboursement a été largement assumé, une fois l’accord trouvé, par la France et l’Italie. Cet accord sera finalement trouvé en 1984, lors du sommet de Fontainebleau. A partir de cette date, il est possible de dire que, et Sylvain Kahn développe largement cette idée que la construction européenne peut être à géométrie variable, un scénario que les pères fondateurs n’avaient assurément pas prévu.

L’élargissement jusqu’où ?

C’est également à cette époque, et sur le sujet sensible du budget agricole que la majorité qualifiée a été utilisée. Enfin, à partir de 1985 la question des contraintes physiques comme obstacle à la circulation des marchandises dans la zone euro a été posée, ce qui est une des conséquences à partir de 1985 de la signature de l’Acte unique européen. Tant bien que mal et avec beaucoup de péripéties, comme l’arrêt Cassis de Dijon, l’Union européenne joue un rôle normatif, en terme de marché sous l’impulsion de la Commission, alors présidée par Jacques Delors, tandis que le Conseil renforce également ses prérogatives dans le domaine de l’intégration.

La troisième partie de l’ouvrage s’ouvre sur le tremblement de terre qu’a pu constituer la chute du mur de Berlin, conséquence de l’arrivée de Gorbatchev Une erreur page 222. Dans une note sur la succession des dirigeants soviétiques entre Brejnev et Gorbatchev, Youri Andropov est placé après Tchernenko. C’est le contraire. Et le détail n’est pas anodin puisque c’est le patron du KGB, à savoir Andropov qui a fait en sorte que le jeune responsable du PC de Stavropol, Mickaïl Gorbatchev soit nommé au bureau politique. Loin d’être simplement un grabataire, Andropov jouait un rôle clé dans l’appareil du Parti et était sans illusion sur le fonctionnement du système. La nomination à sa mort de Tchernenko correspondait au sursaut de la vieille garde Brejnevienne et celle du Parti de Léningrad. Lors de son accession au poste de secrétaire général du PCUS, à une voix de majorité au politburo, au pouvoir dont la politique a favorisé ce que l’on a pu qualifier de nouveau printemps des peuples. C’est d’ailleurs le titre qui est choisi par l’auteur.
Il est clair que la question de l’Unité Allemande était encore une fois posée. On se souvient des craintes qui étaient émises à propos d’une Allemagne réunifiée qui s’éloignerait de l’Europe pour s’ancrer dans la mitteleuropa. Les réticences de François Mitterrand à cet égard s’expliquant par la volonté d’ancrer solidement l’Allemagne et le couple franco-allemand au cœur du processus d’intégration. On peut considérer que cela a été une réussite. Mais on peut aussi penser que l’ouverture à l’Est de l’Union européenne avec l’intégration de plusieurs pays dans le cadre de l’élargissement à 25 puis à 27 et bientôt 28 avec la Croatie a permis à l’Allemagne et à ses industries de se constituer un marché privilégié, utilisant les différentiels de salaires entre elle et sa périphérie, République Tchèque, Slovaquie et autres, comme atout compétitif.
Cet aspect aurait pu sans doute être développé car il éclairerait sans doute bien des péripéties actuelles sur le différentiel d’industrialisation entre la France et la RFA.
Il n’en reste pas moins, et pour conclure sur cette présentation que l’essentiel a été réalisé, au moins du point de vue de Sylvain Kahn qui est l’observateur attentif de ce processus. Il y a bien eu, de Maastricht à Nice en passant par l’échec de l’adoption par voie référendaire d’une constitution pour l’Europe aux Pays-Bas et en France en arrivant jusqu’au traité de Lisbonne une mutualisation des souverainetés nationales par tous les pays du continent. Mais cela n’empêche pas et nous le constatons encore, les convulsions notamment monétaires. La réalisation de cette monnaie unique matérialisée en 1999 a été sans doute un processus important que l’Allemagne ne pouvait accepter que dans le maintien d’une zone mark. Mais la contrepartie de cet accord a été le choix de l’endettement pour remplacer des dévaluations compétitives auxquelles les pays à monnaie faible ne pouvaient plus se livrer. La crise des dettes souveraines trouve ici son origine, ainsi que le retard pris en matière d’harmonisation fiscale.

C’est donc une vaste synthèse, accessible et au final très complète que nous propose Sylvain Kahn. On appréciera aussi les annexes, cartes et index qui font de cet ouvrage destiné à des étudiants de licence un très utile outil de travail et de référence sur cette construction européenne qui est encore en cours. Cela nous autorise à penser que d’autres rééditions seront indispensables dans l’avenir et nous en rendrons compte avec le plus grand intérêt.

© Bruno Modica