Hélène Dumas est une historienne spécialiste du génocide des Tutsis, elle est chargée de recherches à l’Institut d’Histoire du Temps Présent. Elle a publié Le génocide au village. Le massacre des Tutsis au Rwanda (2014). Elle nous livre ici une histoire du génocide vue par les enfants tutsis à partir de cahiers d’écoliers noircis en 2006, à l’initiative d’une association de rescapés : l’Association des veuves du génocide d’avril. La traduction a été effectuée par Hélène Dumas assistée par deux rescapés du génocide. Ils s’inscrivent dans une « culture survivante » née au lendemain du génocide prenant la forme de témoignages, d poèmes, de chants. Les jeunes gens suivent un schéma de narration classique : « la vie d’avant »; « la vie pendant le génocide »; « la vie d’après ». Ils se décrivent encore comme des enfants et non comme des jeunes adultes.

La « vie d’avant » / « Ubuzima Bwa Mbere »

Les mondes de l’enfance, la famille et l’école, sont idéalisés. La description de la vie précédant le génocide est empreinte de nostalgie, les jeunes décrivent ce qui n’est plus. Les familles sont élargies, nombreuses. Ainsi, les tantes et les oncles s’occupent des enfants. Le père (souvent première victime du génocide) tient une place centrale dans les récits. Peu d’entre-eux ont pu retrouver leur père après les massacres. Par ailleurs, les familles sont décrites comme prospères, la prospérité matérielle est souvent associée à l’abondance du lait et de la bière. Les collines sont parfois décrites avec une grande précision, notamment par les jeunes bergers. Les activités, les jeux, la fréquentation de l’Eglise sont évoquées.

L’école est en revanche perçue comme un espace de souffrance. Elle constitue le lieu où les enfants apprennent l’existence des ethnies et leur propre appartenance à l’ethnie tutsi. La « politique d’équilibre ethnique et régional » d’Habyarimana aboutit à la mise en place d’un quota de 10 % dans les écoles à partir de 1973. Cette politique discriminatoire s’inscrit dans la continuité des pogroms de 1959. Les instituteurs questionnent les élèves sur leur appartenance. A l’ignorance initiale succèdent des moqueries, le rejet des instituteurs et la difficulté à poursuivre leurs études. En questionnant leurs parents, ils découvrent des histoires familiales marquées par les massacres.

La chronologie du génocide est souvent précoce. Certains enfants la datent de 1990, date de la première offensive du Front patriotique rwandais (FPR). Les Tutsis sont alors tous considérés comme des complices du FPR. La guerre sert de justification aux massacres des Tutsis, accusés de fomenter un plan secret pour s’emparer du pouvoir. Selon les régions d’origine des jeunes gens, l’irruption de la guerre est plus ou moins précoce. Certains auteurs décrivent leur mise à l’abri dans l’église de Nyamata, lieu de culte alors protecteur, en mars 1992.

« Alors le temps est arrivé et nous sommes entrés dans la vie du génocide » / « Ubwo Igih Cyaje Kugera Twinjira Mu Buzima Bwa Jenoside »

L’entrée dans le génocide est d’abord celui de la séparation : les femmes et les enfants sont généralement mis à l’abri ou en fuite alors que les pères et les oncles gardent les troupeaux et les biens. Dès lors, les chances de survie sont bien différentes. Les troupeaux, souvent désignés par les Hutu par l’expression « vos choses » sont attaqués et les propriétaires massacrés. Les attaques sont le fait de voisins, qui entretenaient parfois des relations cordiales ou amicales avec leurs victimes avant le début du génocide.

Les Eglises ne constituent plus des lieux protecteurs comme le montrent les massacres de Rukara, Kabarondo et Nyarubuye du 10 au 17 avril 1990. Les Tutsi n’imaginent pas être massacrés dans ces lieux de culte et maintiennent une vie religieuse. Mais la justification religieuse que donnent les Hutu au massacre, les pousse à commettre des exécutions dans les églises. Les jeunes témoins racontent toute l’horreur du massacre, qui débute par des attaques avec des grenades et des mortiers, le bruit des mitraillettes puis le recours aux machettes. Ils décrivent les cris, l’abondance du sang, les corps mutilés, la découverte des restes de leurs proches, les odeurs des corps en décomposition, les insectes nécrophages. Ils reconstituent la traque des survivants et le pillage méthodique des corps. Les rares survivants se cachent parmi les corps lors des rondes des Hutu pour ne pas être découverts.

Les enfants décrivent une logique d’extermination : l’assassinat des nourrissons, les viols de leurs mères, leurs tantes et leurs soeurs suivi de la mutilation des organes génitaux. Beaucoup de femmes sont également infectées par le VIH. Certaines jeunes filles racontent leur propre viol. Les violences sexuelles sont fréquemment commises devant la famille des victimes et se poursuivent même après la mort avec des mises en scène pornographique. Les très jeunes enfants sont considérés comme une menace pour les assassins qui craignent une vengeance future.

Le sentiment d’animalisation est présent aussi bien lors des massacres que lors de la fuite. Les enfants se considèrent comme des animaux traqués. Les vaches qui appartenaient aux Tutsi subissent les mêmes outrages que leurs propriétaires. Les orgies de viande ne répondent à aucune nécessité économique. Elles sont considérées par les tueurs comme des Tutsi.

Les sauvetages constituent aussi une part importante des témoignages. Les enfants évoquent les personnes qui les ont nourries, cachées ou « adoptées ».

« La vie d’orphelin n’a pas de fin » / « Ubupfubyi Ntibushira »

La vie après le génocide est également difficile. Les paysages de leur enfance ont été métamorphosés par les massacres. La vie dans les camps de réfugiés est difficile. Certaines fillettes ont été emmenées par des familles de tueurs comme esclaves domestiques. Les retrouvailles sont assombries par la découverte des mutilations des proches et les décès sont parfois « différés » dus au SIDA ou aux conflits qui continuent à toucher la région.

Les jeunes gens décrivent un retour difficile chez eux, où ils sont obligés de cohabiter avec les tueurs. Ces derniers ont pu bénéficier d’une libération conditionnelle avant les gacaca. Les Tutsi subissent à nouveau des discriminations, des menaces. La recherche des corps et le manque d’informations donnés par les prévenus à ce sujet angoisse les survivants. Ils cherchent inlassablement à donner une sépulture décente à leurs proches. La découverte régulière de charniers ravive la mémoire du génocide.

Des « familles » de rescapés se recomposent. Les plus jeunes sont recueillis par d’autres survivants et recréent une cellule familiale. En effet, une partie des enfants a perdu son identité, d’autres ont perdu l’ensemble de leurs proches. Une solidarité prend ainsi forme entre les survivants du génocide.

Sans ciel ni terre est une lecture éprouvante mais nécessaire, qui rend compte d’un « génocide de voisins », à hauteur d’enfants. La vie avant et après les massacres sont décrites et montrent toute la difficulté à faire à nouveau société au Rwanda. Une large place est laissée aux témoignages. Certains d’entre eux peuvent être utilisés en classe de Terminale, en tronc commun comme en HGGSP.

Jennifer Ghislain

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