La bande dessinée Sarrasins : une aventure dans la Provence musulmane du haut Moyen Âge

Réaliser une bande dessinée inspirée par l’histoire est un travail difficile et qui demande une documentation très abondante, surtout lorsqu’elle traite d’une période pour laquelle les documents iconographiques sont rares et la société très éloigné de la nôtre. Saluons donc dans la BD Sarrasins, que j’ai découverte en librairie, l’effort des auteurs, tant dans le choix du sujet que pour respecter le contexte historique.

Le Fraxinet des Maures : un établissement musulman en Provence

La présence musulmane en Provence et dans les Alpes durant le haut Moyen Âge est peu connue du grand public. Pourtant c’est dans cette région de France que cette présence a été le plus durable. De 889 à 972 le massif des Maures, abrita, autour du golfe de Saint-Tropez, une colonie de musulmans andalous. Cet établissement est connu dans les textes arabes sous le nom de Djabal al-Qilâl (la montagne des sommets) ou Farakhsinît, transcription arabe du latin Fraxinetum.

De cette présence musulmane il reste peu de choses si ce n’est quelques épaves et quelques toponymes. Le village de la Garde-Freinet conserve dans son nom le souvenir du lieu de Fraxinetum/Fraxinet/Freinet. Et on a longtemps cru que les ruines qu’on y trouve au Fort Freinet constituaient les vestiges du quartier général des musulmans. (On le situe maintenant plutôt sur la presqu’île de Saint-Tropez). Le nom du village de Ramatuelle viendrait de Rahmatu Allâh, le bienfait de Dieu et la plage d’Almanarre correspondant au site du port antique d’Olbia entre Hyères et Giens rappellerait la présence d’un phare, en arabe al-manara(1). Quant au massif des Maures il a été baptisé ainsi par les Provençaux en raison de la présence moresque.

Métissages et alliances

L’album Sarrasins ! fait revivre l’histoire de cette colonie andalouse, un sujet qui, à ma connaissance n’avait jamais été abordé en bande dessinée. Le héros, Hazar, est un muwallad, mot arabe signifiant littéralement métis et désignant dans ce contexte un musulman ayant des origines chrétienne et européenne. La volonté des auteurs, un trio italien, est effet de mettre en valeur le métissage culturel et religieux. Ce métissage correspond certainement à une réalité historique : même si cette colonie musulmane, animée par l’esprit de Jihad contre les Francs, vivait essentiellement de piratage maritime et de razzias contre les chrétiens, ses chefs ont noué des alliances de circonstance avec des chefs chrétiens. Ainsi le roi d’Italie Hugues d’Arles, après avoir tenté de prendre par la force cette colonie avec le soutien de la marine byzantine, a finalement pactisé avec les musulmans à l’annonce de l’installation de son rival le roi Béranger en Lombardie. Et à cet effet Hugues aurait favorisé l’installation de certains d’entre eux en Maurienne. Et selon Philippe Sénac, historien spécialiste du sujet, il n’est pas « du tout exclu que le Fraxinet ait été le théâtre d’une symbiose communautaire, ce qui tendrait à expliquer sa longévité ».

Une bande dessinée bien documentée

L’intrigue de la bande dessinée s’inspire plus particulièrement de deux évènements. Au cours de l’année 940 le calife omeyyade Abd er-Rahman III signe un traité de paix avec plusieurs princes chrétiens dont Hugues d’Arles, la comtesse Richilde de Narbonne et le comte de Barcelone. Ce traité, adressé notamment au caïd de Farakhsinît, garanti la sécurité des navires chrétiens à destination d’al-Andalus, l’Espagne musulmane. Il met donc fin à une partie de l’activité de course de la colonie. Le second évènement est l’enlèvement, en 972, de l’abbé Mayeul de Cluny qui traversait les Alpes pour se rendre à Rome. Le rapt de celui qui, aux yeux des Occidentaux, était considéré comme un saint et le religieux le plus important après le pape fit scandale. Après la libération de l’abbé contre une énorme rançon, une forte mobilisation des chrétiens vit le jour. Le comte Guillaume de Provence, soutenu par l’abbé Mayeul et des nobles venus de diverses régions prit la tête d’une expédition préfigurant les croisades qui mit fin à la colonie du Fraxinet.

S’appuyant sur ces deux évènements le scénariste, Luca Blengino, imagine un complot où le calife omeyyade sacrifie ses sujets du Fraxinet à un traité de paix avec les princes chrétiens. Le scénariste, bien documenté, utilise donc habilement le contexte historique. Il a bénéficié sur ce point de l’aide de Fabio Bono, dessinateur de la série Cathares se déroulant dans le Languedoc du XIIIe siècle. Le dessin de Luca Erbetta efficace et réaliste, est d’ailleurs assez proche de celui de Bono.

Quelques critiques de détail peuvent être faites, notamment sur l’architecture, mais au total cette bande dessinée constitue un travail original et de qualité qui fait revivre un épisode oublié de notre histoire.

Pour en savoir plus : on trouvera sur le site Paratge une bibliographie et des liens vers des articles sur le Fraxinet des Maures et la BD Sarrasins.