Synthèse sur les sociétés savantes au XIXe siècle.
Cet ouvrage clair et documenté a pour propos une réhabilitation historique en règle du rôle et du monde des sociétés savantes, étudiés durant la période comprise entre la Révolution et la 2nde guerre mondiale. Aujourd’hui assez généralement caricaturées sinon discréditées, et considérées peu ou prou comme des survivances désuètes fossilisées dans le provincialisme, elles ont en fait été assez tôt (dès la fin du XIXe siècle) daubées par les ecrivains et ostracisées par les sciences officielles.
S’y est aussi greffé un véritable enjeu politique, confrontant l’affirmation par la voie académique des identités provinciales (dont le félibrige constitue la forme la plus aboutie) à la conscience de supériorité générique des intellectuels parisiens, soutenue par la volonté de centralisation culturelle de l’état français (qui entreprit même de véritables offensives de vassalisation lorsqu’il supposa les sociétés savantes investies par les grands notables légitimistes).L’interet du livre de JP Chaline est de franchir ce discours des apparences pour réviser le procès preuves à la main.

Il souligne ainsi le rôle tout à fait central joué dans la sociabilité culturelle bourgeoise par les sociétés savantes, filles de l’académisme des Lumières et du positivisme du XIXe siècle. Une périodisation fine souligne l’effarante vitalité du phénomène (jusqu’à 900 sociétés ont coexisté sur le territoire national, à travers un flux continu de créations et de disparitions), dont l’insertion dans un mouvement européen d’ensemble est suggéré. Sa diversité est tout aussi remarquable tant par la taille des groupements que par leurs objectifs (sociétés polyvalentes ou spécialisées, de recherche ou de vulgarisation, à vocation culturelle ou scientifique, allant de la poésie à l’aérostation…). Se dessine dès lors une géographie de la France savante, avec ses espaces féconds ou deshérités en intelligence érudite, et dont le réseau est en fait très proche de celui de la France des villes.

En effet, les sociétés savantes constituent une forme de sociabilité urbaine qui peut se rapprocher par ses rites et ses statuts des pratiques confraternelles ou maçonniques. Elles unissent électivement des hommes (et plus tardivement mais toujours très minoritairement des femmes) autour de centres communs d’intérêt qui sont pour partie l’image d’eux-mêmes. D’où la richesse du portrait des érudits qui les animent et les composent. Les fidèles de ces temples académiques sont bien évidemment issus de l’élite sociale, mais il s’agit moins d’oisifs amateurs, vivant de leurs rentes et de noble extraction, comme les clichés faciles le laisseraient croire, que d’intellectuels diplômés relevant majoritairement du service public et des professions libérales.
Ce primat culturel est assez fort pour ouvrir les portes aux curés de campagne, aux instituteurs (en particulier dans les sociétés linnéenes) et même à de rares autodidactes d’origine populaire.

Enfin, J-P. Chaline propose un bilan scientifique de l’activité des sociétés savantes, qui ne se réduisaient aucunement à des cercles de reconnaissance mutuelle et ont longtemps efficacement suppléé à l’absence ou à l’insuffisance des acteurs institutionnels. Education, concours, collections, fondation de musées, bibliothèques ou jardins botaniques, protection ou restauration monumentale, statuomanie, il est peu de champs d’action culturels ou patrimoniaux qui leur échappent.

Mais leur activité principale reste la publication : les 300 000 titres d’ouvrages ou articles recensés jusqu’à 1940 représentent une pyramide de papier qui décourage toute évaluation approfondie de cette érudition proliférante. Cependant, le XIXe est sans conteste le siècle de la montée en puissance de l’histoire : la cliomanie constitue une proportion notable et inflationniste de cette production, tandis que la littérature et l’agronomie régressent, et que les sciences appliquées tiennent leur rang. Si la quantité submerge nécessairement la qualité, le résultat ne peut être récusé en bloc. Bric à brac de clocher, variations byzantines d’interprétation, élucubrations et redites voisinent avec de bons travaux de vulgarisation mais aussi d’indispensables quoique ingrats travaux d’inventaire, des publications de sources, et des synthèses qui font encore parfois référence.

On ne peut négliger enfin que d’importantes avancées épistémologiques ont éclos au sein de la nébuleuse érudite par la filière académique. Les sociétés savantes ont en effet été le socle de l’ethnographie et de la dialectologie, c’est en leur sein que Boucher de Perthes invente la préhistoire et Arcisse de Caumont l’archéologie, que Flammarion vulgarise l’astronomie et que Villermé publie son fameux rapport. Même Jules Verne s’avère un pilier de sociétés savantes ! (la Société de Géographie on s’y serait attendu, mais il s’honore aussi de participer à Amiens aux travaux de l’académie locale et des sociétés industrielle et d’horticulture).

D’une certaine façon, J-P. Chaline estime que les sociétés savantes ont été tuées par leur réussite : ayant contribué à développer et quelquefois à fonder de nombreuses disciplines, elles furent ensuite dépassées méthodologiquement et conceptuellement par la professionnalisation de celles-ci. Si leur déclin est patent aujourd’hui, leur vitalité reste grande. Quoique toute légitimation semble leur avoir définitivement échappé au profit des instances officielles (notamment universitaires), elles demeurent néanmoins d’utile relais locaux de vulgarisation et d’application.

En définitive, il s’agit d’une étude aussi recommandable par sa lecture facile et féconde que par sa réévaluation historiographique, à la fois convaincante et passionnante, d’un des piliers fondateurs de la discipline historique.

Guillaume Lévêque © Clionautes.