Par Christophe Pebarthe

L’Antiquité ne fut pas avare de biographies d’Homère, nous n’en connaissons pas moins de douze. Mais leur lecture s’avère décevante car elle révèle surtout les contradictions de la tradition au sujet du poète. Elles ne s’accordent que sur le lieu de sa mort, l’île d’Ios en mer Égée. Pour le reste, elles diffèrent sur le lieu de naissance, sur les événements importants de la vie d’Homère et même sur sa cécité éventuelle. Bref, « nous ne pouvons en tirer aucune information sur l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée » (10). C’est dire que la tâche du biographe se révélerait difficile.

Mais Pierre Carlier n’entend pas écrire une vie d’Homère. « Parler d’Homère, c’est parler des poèmes homériques et d’eux seuls », comme il le dit lui-même, et ceux-ci ne contiennent aucune indication biographique (10). L’évocation de l’Iliade et de l’Odyssée amène l’auteur à prendre position dans la querelle qui oppose les Analystes aux Unitaires. Pour les premiers, ces poèmes ne seraient que des fragments transmis oralement et mis en forme à Athènes, à l’époque de la tyrannie des Pisistratides (VIe s. a.C.). Du coup, ils n’auraient pas d’auteurs à proprement parler. En réaction, les seconds ont défendu une thèse contraire, selon laquelle chacun de ces deux poèmes serait l’œuvre d’un auteur unique.

Pierre Carlier n’appartient pas vraiment à l’une ou l’autre de ces écoles. Il défend le plaisir de la lecture et de l’écoute d’Homère. « L’objectif principal de [son] livre est d’examiner dans quelle mesure les poèmes homériques peuvent être utilisés comme sources historiques » (20). Pour éviter une approche circulaire qui consisterait à rechercher dans les sources archéologiques des correspondances avec le contenu des poèmes homériques, il dresse d’abord un bilan des connaissances depuis la Grèce pré-hellénique, avant d’aborder la question homérique, de commenter l’Iliade puis l’Odyssée, et d’en tirer un tableau cohérent. Enfin, il réfléchit aux rapports entre Homère et l’histoire.

Le premier chapitre dresse un vaste panorama de l’histoire de la Grèce, « du monde mycénien aux cités archaïques » (23-80). Si la richesse de ces pages n’est pas en cause (elles apporteront de précieuses informations au lecteur, agrémentées de plans), il n’en demeure pas moins que le lien avec le sujet du livre n’est pas toujours évident. Sont à retenir l’existence d’une poésie épique dès l’époque mycénienne (1600-1075 a.C.) et l’idée défendue par Pierre Carlier d’une relative ancienneté de l’alphabet grec, bien antérieure au début du VIIIe s.

Le deuxième chapitre présente les éléments de ce que les spécialistes appellent la question homérique, expression que certains mettent même au pluriel (81-113). Les travaux de Milman Parry sont à l’origine de cette dernière. Ils portaient sur les formules récurrentes dans les poèmes homériques, comme « Ulysse aux mille ruses » ou « l’Aurore aux doigts de rose ». Parry démontre qu’il ne s’agit pas d’une pauvreté de langage mais d’un élément constitutif du texte. « A une position métrique et à un cas grammatical correspond en général une épithète et une seule » (82). Avec son élève A. B. Lord, qui poursuit ensuite seul cette tâche, il établit un parallèle avec les poésies orales des bardes yougoslaves qu’ils observent tous les deux dans les années 30 et suivantes.

Cette origine orale des poèmes homériques, qui n’est plus discutée aujourd’hui, semble poser problème à Pierre Carlier. En effet, à plusieurs reprises, il exprime dans des phrases maladroites une confusion entre un texte écrit et une poésie orale. Par exemple, il nous dit qu' »il est douteux qu’aucun poème épique antérieur aux épopées homériques ait acquis la célébrité et la relative fixité d’une œuvre littéraire reconnue » (85). Or justement, la nature orale de l’Iliade et de l’Odyssée interdit de parler de célébrité et de relative fixité. Le texte en lui-même n’est pas célèbre ; seul l’aède peut l’être. Au sens propre du mot, il n’y a en effet pas de récitation d’un texte figé mais une composition au cours de la performance par un individu au talent variable, dépendant en partie des attentes et des réactions du public du moment.

L’aède est un créateur de poésie orale. Chacune de ses performances donne lieu à une création nouvelle qui s’appuie sur des formules (les épithètes récurrentes) et sur des thèmes (incidents caractéristiques ou descriptions fréquentes) qui appartiennent tous les deux à la tradition. Les évolutions entre plusieurs performances peuvent être considérables et rien n’autorise Pierre Carlier à affirmer : « Nous ne pourrons jamais être sûr de lire les mots mêmes d’Homère, mais il est peu probable que des poèmes d’emblée célèbres aient pu être modifiés considérablement dans leur structure » (100).

Reste alors la question de la fixation par écrit du texte de ces poèmes. Plusieurs hypothèses ont été évoquées. Mais il semble que les tyrans athéniens, les Pisistratides, aient joué un rôle, sinon dans la réalisation d’une version de référence, du moins dans la mise par écrit de la tradition. Puis, jusque vers 150 a.C., différentes versions existent avant une unification qui est clairement le fait des Alexandrins. Il est donc bien difficile de parler en terme d’auteurs pour ces deux poèmes. De ce fait, les différences entre l’Iliade et l’Odyssée ne permettent en aucune manière de déduire l’existence de deux auteurs comme le fait Pierre Carlier (113).

La non prise en compte de la nature orale des deux poèmes amène Pierre Carlier, dans les chapitres 3 et 4 au cours desquels il résume successivement l’Iliade et l’Odyssée, à justifier les incohérences qui s’y trouvent (115-261). Par exemple, dans le chant III, Priam est avec Hélène sur les murailles de Troie. Il demande à sa bru de lui nommer certains Achéens. Cela est curieux car la scène se passe neuf ans après le déclenchement de la guerre. Il est vain de chercher une intention de l’auteur car ce type d’incohérences est un élément constitutif de la poésie orale. L’aède, entraîné par le récit qu’il compose pendant la performance sur un rythme précis, n’a pas le loisir de penser à éviter ce genre d’erreurs ; bien d’autres exemples pourraient être signalés. Leur présence dans le texte parvenu jusqu’à nous renforce l’idée d’A. B. Lord que notre Iliade et notre Odyssée ont été dictées par un ou plusieurs aèdes.

Ceci étant dit, les sociétés homériques se caractérisent par une grande homogénéité, même si des différences apparaissent dans certains domaines (263-320). Pour autant, il est difficile de faire correspondre une époque donnée aux sociétés décrites dans les poèmes (321-355). Pierre Carlier conclut : « Le monde homérique est évidemment un amalgame de souvenirs de dates diverses, mais c’est un amalgame cohérent et vraisemblable qui doit beaucoup à l’expérience de l’aède et de son auditoire » (355). La question de l’utilisation des poèmes homériques comme sources historiques reste donc entière.

Au total, le livre de Pierre Carlier a le mérite d’initier son lecteur à l’histoire de la Grèce avant l’époque classique et de le familiariser avec l’Iliade et l’Odyssée. Nul doute que de nombreux enseignants et élèves y trouveront des informations précieuses pour préparer leurs cours et exposés – des cartes et des illustrations les y aideront – et que l’immense et modeste objectif de l’auteur sera atteint, inciter le lecteur à lire ou relire les poèmes homériques (21).

En revanche, pour un public plus averti, public à qui ce livre s’adresse également comme l’attestent l’ampleur et le plurilinguisme de la bibliographie sélective en fin de volume, on regrettera que la question homérique y soit présentée de façon sommaire et plus généralement que les acquis de la recherche des quarante dernières années en matière d’oralité et d’écriture soient le plus souvent ignorés. A ce prix seulement une biographie d’Homère eût été possible.

Décembre 1999.