Faut-il encore présenter Alain Corbin ? Professeur à la Sorbonne, Alain Corbin s’est fait un nom en devenant un spécialiste de l’histoire sociale et de l’histoire des représentations. Il s’est successivement intéressé à la prostitution au XIX° s. ( Les filles de noce, 1982), à l’odorat et à l’imaginaire social aux XVIII° et XIX° s. (Le miasme et la jonquille, 1986), au rapport de l’homme au rivage (Le territoire du vide, 1990), au paysage sonore des paysans du XIX° siècle (Les cloches de la terre, 1994) et à l’invention des vacances entre XIX° et XX° s. (L’avènement des loisirs, 1996). Autant de territoires de recherche jusqu’alors peu défrichés par les historiens. Autant d’aventures intellectuelles remarquées et appréciées tant par confrères que par le public cultivé.
Aujourd’hui, Alain Corbin explore une nouvelle voie de recherche en s’attachant à faire revivre un être au souvenir aboli, un total inconnu, dont la mémoire a été engloutie irrémédiablement dans la masse confuse des morts. Jusqu’à ce que Alain Corbin l’extirpe de l’anonymat pour le livrer au public de cette fin de siècle.
Représentant muet de ces années disparues du siècle dernier, soudain médiatisé par la grâce de l’historien, Louis-François Pinagot, sabotier de la Basse-Frêne dans l’Orne, qui vécut entre 1798 et 1876, est chargé de symboliser la masse de ces paysans et artisans qui peuplaient le monde rural français du siècle dernier. Sa » résurrection » permet à Alain Corbin, comme il le dit si bien » d’inverser le travail des bulldozers aujourd’hui à l’œuvre dans les cimetières de campagne « .
Le projet de l’auteur consistait à inverser les procédures habituelles de l’histoire sociale du XIX° s. qui focalisent l’attention sur des témoignages exceptionnels provenant d’individus au destin peu ordinaire. Ici, au contraire, l’attention est portée sur un individu commun, n’ayant laissé aucune trace particulière ou originale. Il s’agissait alors, pour l’auteur, de rassembler les traces et indices ordinaires laissés par tout un chacun et de le pister dans toutes les sources disponibles afin de reconstruire autant qu’il se pouvait le » parcours » de son existence infime. Mais comment choisir l’heureux élu et décider que ce serait untel plutôt qu’un autre ? Corbin livre sa méthode dans des extraits de son journal : » J’ai choisi les archives de l’Orne, mon pays natal, par commodité mais aussi pour ne pas multiplier les difficultés et me permettre d’adopter plus aisément une optique compréhensive, malgré la distance temporelle. Les yeux fermés, j’ai saisi l’un des volumes de l’inventaire des archives municipales. Je l’ai ouvert au hasard. Ma main a choisi la commune d’Origny-le-Butin, un territoire sans qualités, … J’ai ouvert les tables décennales de l’état-civil de l’extrême fin du XVIII° siècle et j’ai laissé faire, par deux fois, le hasard. Il m’a fourni deux noms ; par ordre alphabétique : Jean Courapied et Louis-François Pinagot. Ici j’interviens : Jean Courapied est mort jeune ; le choisir priverait le jeu de tout intérêt. Reste Louis-François Pinagot. C’est donc lui. »
Le » jeu » commence donc. Ainsi pourvu d’un nom, l’historien se met en chasse et collectionne toutes informations utiles concernant son homme de rien. Mais là où un historien local eût produit une monographie sans intérêt au-delà du canton, Corbin construit une oeuvre remarquable qui, au travers du personnage de Pinagot, embrasse les multiples facettes de la vie rurale du XIX° s. et en livre une synthèse certes vue d’en bas, mais alimentée par une culture historique impressionnante.
Ayant d’abord balisé rapidement les étapes chronologiques de la biographie de Louis-François Pinagot et planté le décor dans lequel il évolue, à la lisière des grandes forêts du Perche, Corbin s’intéresse aux jeux de parentèle et d’amitié. S’il faut bien présenter ainsi famille et amis du » héros « , reconnaissons que c’est la partie la moins intéressante du livre. Mais l’auteur évoque ensuite avec brio les différents métiers et les petites stratifications sociales qui différencient la micro-société d’Origny, sans oublier de mentionner les conflits qui animent cette collectivité et qui sont cause d’archive bien utile à l’historien. S’intéressant à l’oralité et aux témoignages du passé, il s’interroge sur le rôle des représentations dans la construction de la mémoire populaire. A la fin du livre, l’histoire, la » grande « , rattrape d’ailleurs notre homme avec l’arrivée des Prussiens dans le Perche à la fin 1870. Tout comme avec l’installation de la III° république et l’instauration du suffrage universel, dont Corbin montre les débuts balbutiants mais prometteurs dans les fins-fonds campagnards.
Si ce livre se lit d’un trait, c’est bien parce que l’auteur a plus que réussi son pari. Faire revivre Louis-François Pinagot, certes. Encore que, faut-il l’avouer, on n’en sait pas beaucoup plus sur l’homme une fois le livre refermé. Bien mieux, cependant, Corbin a réussi à reconstituer, avec du matériau historique solide, un village d’autrefois, des hommes et des femmes en conflit, en amitié ou en amour, une société villageoise engloutie, des métiers disparus et des mentalités oubliées. Là réside la grande force et le grand intérêt de ce livre majeur construit autour de personnages mineurs.
CR par Michel Chaumet – Mars 1999.