Les reportages exotiques et pénétrants de Paris et de son Exposition universelle de 1878 signé par l’écrivain, patriote et socialiste, qui va devenir le pédagogue de la jeune monarchie italienne.
Nouvelle traduction, annotation et postface d’Alberto Brambilla et Aurélie Gendrat-Claudel.
Deux spécialistes du romantisme italien et du regard ambivalent porté par les intellectuels italiens sur Paris et sur la France au XIXe siècle publient une nouvelle traduction, issue d’un travail critique et pour la première fois commentée, des lettres-articles par lesquelles Edmondo De Amicis, écrivain italien patriote et socialiste, a livré au public italien une série de fresques vivantes et souvent pittoresques de la ville Paris et de l’Exposition universelle qui l’anima en 1878.
Il en résulte une source incontournable pour l’étude de la capitale de la jeune République ainsi que pour celle des expositions universelles à l’âge des nationalismes et des internationalismes, du progrès machiniste et des bouleversements produits par la modernité dans cette ville-monde.

Une nouvelle traduction nécessaire

La parution d’une nouvelle traduction, partielle, des Souvenirs de Paris (édition originale : Ricordi di Parigi, Milan, 1879) d’Edmondo De Amicis (1846-1908) [Lucia Strappini, « De Amicis, Edmondo », Dizionario Biografico degli Italiani, XXXIII (1987).->http://www.treccani.it/enciclopedia/edmondo-de-amicis_(Dizionario-Biografico)/] s’inscrit dans l’un des volets de la politique éditoriale méritoire des Éditions Rue d’Ulm. La collection « Version française » [Site internet de la collection « Version française ».->http://www.presses.ens.fr/collections_20_versions-francaises.html] permet à des spécialistes de présenter une édition critique, annotée et commentée de textes inédits en français ou bien dont l’histoire justifie un effort si considérable. Si huit des trente-six titres parus dans cette collection sont des traductions de l’italien, les Souvenirs de Paris contribuent tout particulièrement au renouveau des travaux sur les circulations intellectuelles entre la France et l’Italie au XIXe siècle. Ils font ainsi suite à la fondamentale édition critique du Livre Cœur du même De Amicis [Edmondo De Amicis, Le livre cœur, traduction de Piero Caracciolo, Marielle Macé, Lucie Marignac et Gilles Pécout ; notes et postface de Gilles Pécout ; suivi de deux essais de Umberto Eco ; nouvelle édition revue et corrigée, Éditions de la Rue d’Ulm, 2004, 490 p.->http://www.presses.ens.fr/collections_20_versions-francaises_livre-coeur-le-_2-7288-0336-6.html] et à la première traduction française de Fidélité de Niccolò Tommaseo (1802-1874) [Niccolò Tommaseo, Fidelité, traduction, annotation et postface d’Aurélie Gendrat-Claudel, Éditions de la Rue d’Ulm, 2008, 287 p.->http://www.presses.ens.fr/collections_20_versions-francaises_fidelite_9782728804061.html].
Les auteurs de la traduction, des annotations et de la postface sont Alberto Brambilla et Aurélie Gendrat-Claudel [Page personnelle d’Aurélie Gendrat-Claudel sur le site de l’Université Paris-Sorbonne.->http://www.paris-sorbonne.fr/l-universite/nos-enseignants-chercheurs/article/gendrat-claudel-aurelie-19057]. Cette dernière – agrégée d’italien, maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne et déjà éditrice de Fidélité – a publié en 2007 sa thèse sur le paysage dans le romantisme transalpin [Le paysage, « fenêtre ouverte » sur le roman. Le cas de l’Italie romantique, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2007, 445 p.->http://pups.paris-sorbonne.fr/catalogue/jalons/le-paysage-fenetre-ouverte-sur-le-roman]. Alberto Brambilla travaille depuis plusieurs années sur la nécessité de relire et réinterpréter Edmondo De Amicis au-delà du paternalisme patriotique du Livre Cœur, par une étude de la documentation disponible et des textes, souvent négligés, publiés dans la presse ; auteur en 1992 d’un recueil d’études qui justifient cette approche [Alberto Brambilla, De Amicis: paragrafi eterodossi, Mucchi Editore, 1992, 320 p.->http://www.mucchieditore.it/index.php?page=shop.product_details&product_id=343&category_id=27&option=com_virtuemart&Itemid=6&lang=it#], il a soutenu en 2011 sa thèse en études italiennes sur les rapports entre De Amicis et la France [Alberto Brambilla, Edmondo de Amicis et la France. Contacts et échanges entre littérature italienne et littérature française à la fin du XIXème siècle, thèse en études iteliennes, Université de Franche-Comté, 2011, 586 p.->http://indexation.univ-fcomte.fr/nuxeo/site/esupversions/e0d7add1-3afa-4d1a-9cc6-83c57363f2a8].
Malgré la parution de la traduction française des Souvenirs de Paris en 1880 et la possibilité de la consulter et de la télécharger sur Gallica.fr [Edmondo De Amicis, Souvenirs de Paris et de Londres, ouvrage traduit de l’italien par Mme Joséphine Colomb, Hachette, 1880, 314 p.->http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k42517c], les deux spécialistes justifient de façon convaincante les raisons de cette entreprise (p. 177-185). La richesse en allusions, souvent obscures pour le lecteur français, et les références explicites à la sphère sexuelle expliquent l’altération du sens ou la suppression d’un certain nombre de passages dans la traduction française de 1880 ; moins problématiques en ce sens, les deux chapitres dédiés à Victor Hugo et à Émile Zola ont été délaissés, dans le but de privilégier ceux qui constituent un « ensemble cohérent de textes consacrés à Paris ».

Les souvenirs d’un « hyperdescripteur » francophile

Le livre s’ouvre par la traduction des trois chapitres concernant Paris et l’Exposition universelle de 1878 (p. 7-95). Dans le premier chapitre (Le premier jour à Paris), De Amicis relate la première journée passée dans la ville avec son collègue illustrateur : arrivés au bon matin à la gare de Lyon, ils parcourent en voiture une ville stupéfiante et en découvrent l’« immensité glorieuse » du haut de Notre-Dame ; le soir, ils en découvrent le spectacle fébrile et aristocratique, ainsi que les tentations coupables, avant de s’écrouler de fatigue. Le deuxième chapitre (Un coup d’œil à l’Exposition) est le compte rendu de la visite de De Amicis à l’Exposition universelle : il en fait une description finement commentée et en saisit la volonté de provoquer l’admiration et l’étonnement, mais aussi les nombreuses contradictions, tout en faisant du public, du travail et des supports d’exposition un objet d’observation. Le troisième et dernier chapitre (Paris) est une cogitation de De Amicis sur les désillusions et les enthousiasmes produit par Paris : cette ville devient vite antipathique à cause notamment des apparences et de l’insolence dominants, mais finit par être absoute et aimée par le reporteur qui la quitte.
La traduction est suivie par les notes au texte (p. 97-126), la postface (p. 129-185), des repères bio-bibliographiques (p. 187-189) et une bibliographie critique à jour des dernières contributions sur l’activé de reporter de De Amicis et ses rapports avec la France (p. 191-193).
L’intérêt majeur de cette édition consiste dans l’effort des éditeurs pour une mise en contexte des Souvenirs le Paris, dans le cadre de la vie et de l’œuvre de l’auteur, ainsi que dans le genre très particulier du récit de voyage exotique de la fin du XIXe siècle.
Si ces Souvenirs sont aussi le fruit d’un travail de seconde main et l’expression voulue de la curiosité superficielle d’un touriste bourgeois et moraliste italien, la valeur et la singularité du travail de l’écrivain restent évidentes.
De Amicis, en 1878 déjà rompu à l’exercice du récit de voyage, confirme son talent de descripteur passionnant et capable de stimuler de l’étonnement et de l’émerveillement dans ses lecteurs italiens. Il produit ainsi des fresques douées d’une force d’évocation capable d’expliquer le succès de l’ouvrage et la vitesse avec laquelle il fut traduit : en français, en anglais (1879) et en espagnol (1880). La comparaison avec la réalité italienne n’évite pas l’évocation d’autres lieux (Londres, Constantinople, etc.) et l’usage d’images à la valeur universelle pour décrire la modernité de la capitale française : « comme dans un vaste et luxueux marché à l’air libre » (p. 11) ; « comme au milieu d’une gigantesque usine vibrante et sonore » (p. 15). Le recours au paradoxe et à l’écrivain dépaysé comme personnage lui permet en outre d’isoler des scènes savoureuses capables de répondre aux attentes prévisibles des lecteurs : l’omniprésence de la réclame (p. 16-17), le va-et-vient des cocottes (p. 22), l’illumination nocturne des boulevards (p. 24-25).
Le « futur pédagogue » se dévoile notamment dans le deuxième chapitre, où l’Exposition universelle est décrite comme « une belle encyclopédie illustrée pour les écoliers appliqués » (p. 31) et De Amicis s’adresse à ses lecteurs comme un maître à ses écoliers ; il compare des pays très éloignés et se charge de donner un sens aux architectures et aux objets exposés : si « certaines façades paraissent avoir un sens politique », « le mépris des États-Unis saute aux yeux » par leur réticence à « prendre part à la compétition » (p. 34).
Ici même, le socialiste humaniste fait preuve de son aspiration à la paix et au « désarmement de l’Europe » (p. 34) et de son mépris pour la thésaurisation stérile des richesses des colonies (p. 32), tout en s’émouvant du patriotisme exprimé par les artistes présents à l’exposition des Beaux-Arts (p. 63). La foi de De Amicis dans le progrès trouve enfin toute sa place à l’occasion de l’évènement qui en était la célébration : émerveillé face aux « triomphes nouveaux de la technique » (p. 44), il ne néglige pas la capacité de l’Exposition à devenir « un énorme athénée international qui vous offre pour vingt sous toute l’étendue des connaissances humaines » (p. 58) et orgueil des hommes – « ouvriers obscurs aujourd’hui, peut-être inventeurs glorieux demain » – dans leur capacité à susciter et à disciplinaire l’immense force de la machine (p. 68).

Une source en traduction au service de l’enseignement

La qualité du travail dont il est le fuit et les multiples possibilités d’exploitation font mériter à ce texte une place dans les CDI des écoles et des centres de formation, ainsi que dans les bibliothèques personnelles des professeurs d’histoire-géographie.
L’excellente traduction, enrichie par l’apparat critique et explicatif et par une postface éclairante, permet d’en faire notamment le point de départ pour un travail sur la croissance économique et sur la mutation des sociétés dans la seconde moitié du XIXe siècle (Thème 1 du programme d’Histoire en classe de Première).
Le premier chapitre permet de travailler sur les transformations qui ont fait de Paris une ville moderne et internationale.
Le deuxième chapitre permet de travailler sur l’Exposition universelle sous plusieurs points de vue et de recourir aux sources iconographiques qui concernent l’Exposition, ses bâtiments et les œuvres qui y ont été exposées.
Le troisième chapitre est révélateur des stéréotypes ambivalents concernant Paris et les Parisiens, mais aussi des jugements sur la jeune démocratie française.