Un « Spirou » ?? Ça existe encore, cette bande dessinée ? La couverture mate, le dos rouge, et un trait qui rappelle les premiers Spirou et les Quick et Flupke de Hergé… Autant d’éléments qui risquent d’apparaître comme désespérément surannés… Et on aurait tort d’en rester à cette impression.
Ce volume est le second d’une série qui ne devait pas voir le jour. Émile Bravo avait réalisé en 2008 Le Journal d’un ingénu. Il avait placé Spirou au moment de sa conception par Robert Velter (alias Robvel), c’est-à-dire en 1938, à la veille du déclenchement de la seconde guerre mondiale. L’idée a donc cheminé pendant dix ans, avant qu’Émile Bravo lui apporte une suite. Il semblerait que la série comporte au total quatre volumes, comme est annoncé.
Le présent nous transporte à Bruxelles, en janvier 1940. L’hiver y est rude, alors que la déclaration de guerre de la fin de l’été 1939 voient les adversaires rester l’arme au pied. La Belgique reste néanmoins sur le qui-vive : quoi que neutre, le souvenir de l’invasion de 1914 et des années d’occupation est encore extrêmement vif. Spirou est groom au Moustic Hôtel : le travail lui plaît, mais l’ambiance lui pèse. Son ami Fantasio a été mobilisé. Ensemble, ils nous servent de guides dans la période qui voit la Belgique glisser de son état de neutralité à l’invasion. On les accompagne dans différentes situations, notamment la rencontre avec des artistes allemands, juifs, réfugiés à Bruxelles. On croise également de futurs collaborateurs, comme l’un des collègues de Fantasio, le journaliste Bouchard, des officiers alliés plein de morgue qui prennent leurs quartiers au Moustic, etc. On les suit avec les réfugiés belges qui fuient l’avance allemande. Toutes ces situations diverses sont l’occasion de dresser des portraits assez contrastés, croqués dans un moment tragique. Cela n’empêche pas Émile Bravo de faire preuve d’humour. La maladresse de Fantasio, son inaptitude à comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe, viennent égayer le récit. Face à cet adulte complètement déphasé, l’encore enfant Spirou fait preuve d’une conséquence plus importante et réfléchit pour deux ; cela m’a rappelé L’Ankou (volume n° 75, 1976), où, toutes proportions gardées, Spirou était confronté à une situation réelle (l’implantation de la centrale nucléaire de Brennilis, dans le Finistère). Un autre adulte montre une belle lucidité sur ce qui se passe : le père Anselme, fermier et ancien combattant, revenu pacifiste de la précédente guerre, et sans illusions sur la suite des événements.
Pendant ce temps, un certain nombre de leurs compatriotes cherchent à utiliser la nouvelle situation au mieux de leurs intérêts. Le directeur de l’institution où Spirou a été élevé, exprime clairement son antisémitisme et son anticommunisme. Bouchard est devenu l’un des piliers du Soir, journal qui a reparu avec une étiquette clairement collaborationniste, dirigé par un sinistre personnage. Les jeunesses de la Ligue nationale flamande (le VNV, ou Vlaams Nationaal Verbond) ont suivi la même voie. Quand au reste de la population, elle cherche simplement à vivre, à échapper aux bombardements…
La bande dessinée ne s’est qu’assez peu emparé de la période de la « drôle de guerre » : on a davantage d’ouvrages sur la campagne de mai-juin 1940. Cela donne un intérêt supplémentaire à ce deuxième volume, qui n’est en rien désuet et insignifiant, bien au contraire. Par le choix des personnages qu’il met en œuvre, Émile Bravo a su rendre compte de l’état d’esprit d’une population plongée dans l’incertitude de savoir si elle sera épargnée par la guerre, ou si elle devra être confrontée à une répétition des exactions de 1914-1918. On pressent quelle voie certains vont prendre par la suite, même si cela ne vaut pas grand chose —et c’est heureux — : l’ambiguïté et surtout l’aveuglement de Fantasio, en particulier, percent en toute fin de volume, et on ne parierait pas un centime sur ce qu’il adviendra de lui. Le récit d’Émile Bravo se révèle ainsi bien plus riche et complexe qu’il n’y paraît.
Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes