Cet ouvrage est le compte-rendu des rencontres du centre culturel international de Cérisy de juillet 2001. Des auteurs : historiens, spécialistes de littérature, psychanalystes, psychiatres et essayistes se sont rencontrés, ont échangé des réflexions communes, complémentaires, contradictoires sur histoire et témoignage, en particulier autour de la Shoah. Les historiens sont représentés par François Dosse, Régine Robin et Annette Wieviorka.

Le premier article de l’essayiste Sonia Combe pose les bases du débat : un rapport sinon conflictuel, du moins méfiant entre le témoin, l’historien, le journaliste et le statut de vérité des discours produits. L’auteur conclut son texte sur un propos de Marc Ferro dans « que transmettre à nos enfants » qui propose de mettre ensemble l’historien et le témoin, la connaissance et le vécu même s’ils sont parfois contradictoires.
La psychanalyste Anne Levallois montre que depuis le génocide de la seconde guerre mondiale le rapport entre le témoignage et l’histoire est nouveau, en relation avec la conception occidentale de l’homme et de sa responsabilité. Il existe donc une histoire collective et une histoire personnelle. L’auteur propose une analyse de la place du témoin du génocide et de la responsabilité de l’homme, du témoin, de celui qui recueille le témoignage en s’appuyant en particulier sur le témoignage de Primo Levi. Elle s’interroge sur la place de la psychanalyse entre témoin et histoire.
François Dosse présente l’ouvrage de Paul Ricoeur, paru en 2000 : La mémoire, l’histoire, l’oubli. Il insiste sur l’articulation nécessaire du témoignage, mémoire irremplaçable mais insuffisante, et du discours historien, travail de mémoire indispensable, d’explication/compréhension. La coupure entre les deux se faisant par l’écriture à deux visées différentes : véracité/histoire – fidélité/mémoire. Il inscrit cette réflexion dans le mouvement historiographique actuel (Nora, Koselleck) avec l’enrichissement de la réflexion historienne sur les traces du passé dans le présent, les traces de la « mémoire », il analyse le rapport nouveau entre histoire et mémoire en histoire du temps présent. Il conclut, selon la formule de Ricoeur, sur la dette éthique des générations présentes vis à vis du passé.
Régine Robin nous présente la notion de « représentance » chez Paul Ricoeur. Quelle place pour le témoignage-œuvre littéraire ? La fiction peut-elle témoigner des camps de concentration ? La « Shoah » est-elle exprimable par l’histoire ? Le propos de son article est plus généralement celui de la question : comment faire parler les faibles, restituer la parole des humbles, question posée ailleurs par Arlette Farge.
Cette première partie se termine sur la réflexion de l’essayiste Alain Parrau sur le statut de l’humain dans l’univers concentrationnaire.

Dans une deuxième partie il est question des écarts entre témoignages et faits à propos de l’affaire Aubrac : la force du récit narratif logique peut-elle infléchir le témoignage ? Le contre-récit de l’historien ? [S.R. Sulleiman]
Les limites du témoignage ou la mémoire aveugle de deux citoyens de la RDA, mais aussi l’importance de la dimension psycho-affective à prendre en compte pour les historiens désireux de comprendre l’histoire de la RDA. [Nicole Bary].
Quels témoignages au-delà des générations ? Le cas des Indiens Nahuas et la place de la littérature. [Eric Roulet].
Et si la littérature était la seule expression possible du témoignage : les Sonderkommandos. [Ph. Mesnard]. Le témoignage à distance : enfants et lieux de mémoire en Ukraine. [M. Hirsch et L. Spitzer].

La troisième partie est consacrée à la présentation de cas cliniques : le patient, le psychiatre, le récit de pratiques et la mémoire.
J. Carroy, pose la question de l’anonimat du patient, du témoin quand le psychologue publie une étude de cas en particulier dans les études sur l’hystérie.
I.Lavergnas s’interesse à l’écriture psychanalytique de Freud. L’écriture est-elle un élément de la psychanalyse de son auteur.
Enfin G. levy, à partir d’un exemple clinique, développe l’déee selon laquelle celui qui se propose comme récepteur d’un récit (écoutant ou lecteur) crée la possibilité du témoignage, et réinvente, de fait, du lien social. la relation entre celui qui raconte et celui qui écoute le récit permet de partager une histoire « racontable ».Le témoignage n’existe que par son auditeur.
La quatrième partie s’intitule : fictions. Anne Roche, professeur de littérature, nous propose son analyse du « témoignage » de Günter Grass dans « Toute une histoire », une évocation romanesque de l’histoire allemande du XXe siècle. Ce rôle de l’écriture romanesque comme témoignage est aussi le propos d’Agnès Verlet à propos de Chateaubriand et Aragon. Pour Alexis Nouss l’expression poétique de Paul Celan est peut-être la seule expression possible de la « shoah ». C’est une idée semblable qu’Anny Sayan-Rosenman développe à propos du film de Claude Lanzmann. L’art est comme une médiation indispensable du témoignage des rescapés. L’auteur met aussi l’accent sur les responsabilités du témoin mais aussi de celui qui reçoit le témoignage. Elle analyse les choix de Lanzmann et montre les dangers psychiques pour le témoin comme pour celui qui accepte d’entendre le témoignage. Cette réflexion me semble intéressante pour l’historien du temps présent.

La cinquième partie : « En personne », redonne la parole à l’analyse psychologique : Traumatisme de l’extermination et théorie oedipienne : cette théorie est-elle encore capable de décrire les rapports intra-familiaux ? [J. Altounian].
Présentation du journal de Victor Klemperer ou le témoignage au quotidien dans l’Allemagne de 1933 à 1945 : comment s’est mis en place le totalitarisme au jour le jour ? [G.-A. Goldschmidt].
Que transmettre ? De quoi et comment témoigner ? Les réponses sont à chercher du côté des textes produits et cachés par les acteurs du ghetto de Varsovie ou d’ailleurs : les chroniques du désastre selon l’expression de Nicole Lapierre qui présente ces textes. Journal, archives ou poèmes, l’enjeu de transmission est capital dans ces écrits à chaud face à l’entreprise nazie d’anéantissement des hommes et d’effacement des traces, perçue par leurs auteurs.
J.-Fr. Chiantaretto montre, à partir de l’exemple de Primo Levi, que la notion de témoin doit être redéfinie : le récit à la première personne authentifié par celui qui raconte constitue le témoin et l’existence de l’événement raconté. Ce récit est comme un élément indispensable de survie psychique de la victime des camps. Quelle analyse la psychanalyse peut-elle proposer ? Les survivants nous montrent le besoin vital de l’homme d’un témoin externe ou interne pour se construire comme sujet.

Le livre se termine sur des témoignages : le témoignage de Jacques Grynberg qui évoque les raisons de son engagement au sein de la Fondation de la Mémoire d’Auschwitz et ses activités face à des élèves. Il montre le rôle de la parole pour rester vivant là-bas et depuis.
Du témoignage oral à l’écriture par un tiers du « dernier voyage » de Nahoum présenté par la psychanalyste J. Rousseau-Dujardin. Ce qui pose la question de l’origine du récit : d’où partir pour faire comprendre, de quelle génération ? Récit construit à partir de récits croisés.
Fabien Rafowicz évoque son statut de témoin fictif dans un film-vidéo, le texte mêle extraits de témoignages sur la vie à Paris dans les années 40 et le ressenti actuel de l’auteur face à la construction d’un récit à partir de la mémoire collective : le témoignage post-événement et son rapport à la mémoire.

C’est Annette Wieviorka qui signe la postface par une réflexion sur le rôle de l’historien : peut-il être un passeur ? Evoquant la question de Marc Bloch :  » A quoi sert l’histoire ? », l’auteur pose la question de la probité de l’historien, de son questionnement historien face à la demande sociale (procès Touvier…), au questionnement politique ou judiciaire. Elle rappelle que le but de l’historien est de « comprendre » face à la tentation de certains d’interdire toute idée d’intelligibilité de la « Shoah ». Le témoin est-il le seul passeur possible ? Elle conclut avec Michel de Certeau que « l’histoire est fondée sur la coupure entre un passé, qui est son objet, et le présent qui est le lieu de sa pratique ». Elle rappelle que les historiens de sa génération ont fait un travail qui s’apparente au travail du deuil, permettant aux nouvelles générations de reprendre le chantier, une nouvelle approche de l’étude des massacres de masse, débarrassée de la douleur du souvenir des morts.

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