François Hartog est directeur d’études à l’EHESS, membre du centre Louis‑Gernet de recherches comparées sur les sociétés anciennes ; il dirige un séminaire sur l’historiographie ancienne et moderne. Il est l’auteur de nombreux livres parmi lesquels, Le Miroir d’Hérodote (Gallimard), La Mémoire d’Ulysse (Gallimard), L’Histoire, d’Homère à Augustin (Seuil), Le XIX ème siècle et l’histoire ‑ Le cas Fustel de Coulanges (Seuil), en collaboration avec Alain Schnapp et Pauline Schmitt : Pierre Vidal‑Naquet un historien dans la cité (La Découverte) et avec Jacques Revel : Les usages politiques du passé (EHESS). Il a aussi dirigé et préfacé l’édition des Vies parallèles de Plutarque publiée par Gallimard/Quarto en 2001.
François Hartog situe sa réflexion entre l’enquête sur le temps ouverte depuis une vingtaine d’années tant par Paul Ricoeur, avec « Temps et récit » que par Krzyzstof Pomian dans « l’ordre du temps » et l’interrogation sur la mémoire posée par les traumatismes du XX ème siècle. Si l’histoire a longtemps été vue comme une continuité vers le progrès, cette conception mise à mal cède la place à la discontinuité, à la rupture et même avec Anna Harendt à la notion de brèche, de mouvement de l’histoire en dehors du temps.
L’auteur étudie les différents régimes d’historicité qui se sont succédé de l’Antiquité au XX ème siècle. Le régime d’historicité est défini à la fois par la manière dont une société traite son passé et par la modalité de conscience de soi d’une communauté humaine. Un régime d’historicité est donc la manière pour une société d’articuler le passé, le présent et le futur. L’ouvrage se veut un outil heuristique d’appréhension des moments de crise du temps. C’est à suivre son propre parcours intellectuel que nous invite l’auteur.
Dans l’introduction, François Hartog rappelle les réflexions menées depuis 20 ans sur le temps, la mémoire, le patrimoine, le témoignage qui ont permis une nouvelle approche des temporalités, des modes d’articulation entre passé, présent, futur. Sa grande connaissance des divers travaux récents fait de cette introduction très dense une lecture que l’on peut recommander à tout candidat aux concours.
La première partie du livre propose de faire l’expérience du regard éloigné : Quel régime d’historicité dans les civilisations anciennes ?
Dans les sociétés polynésiennes, aux îles Fidji, étudiées par l’anthropologue Marshall Sahlin, dieux, héros et hommes interviennent en même temps dans le récit des événements. Ce qui peut être considéré comme un premier régime d’historicité « héroïque » où le passé et le présent ne sont pas distincts. La première « marque » d’une histoire, la conscience d’une distance temporelle apparaît au chapitre 2 avec l’analyse de l’oeuvre d’Homère. Lors du retour d’Ulysse, le témoin fait face à l’aède, Ulysse fait l’expérience du temps entre son passé raconté et son présent.
Mais c’est avec l’univers des révélations juives puis chrétiennes que l’expérience du temps est vraiment modifiée, ce que la lecture et l’analyse d’Augustin mettent en lumière. La distance entre Ulysse et Augustin est celle de l’homme du présent qui découvre la notion du passé dans le chant de l’aède à celui qui connaît, par les « Ecritures » l’avenir comme le passé mais vit le présent, comme temps intermédiaire.
Chateaubriand offre à l’auteur l’expérience d’un homme entre deux époques, : un moment où le passé domine, il ne peut que se répéter, l’histoire est un exemple à suivre et, avec la Révolution, un moment d’accélération du temps, de perte des repères, ce qui rend le présent et le passé incompréhensible et l’avenir imprévisible. Les historiens du XIX ème siècle construisent un nouveau régime d’historicité analysé par Reinhart Koselleck : la connaissance du passé, considéré comme une expérience éclaire le futur, fournit un «horizon d’attente» , permet de fixer des buts pour le présent.
Dans la seconde partie, le pari de l’auteur est de scruter la période récente à la lumière de deux notions : mémoire et patrimoine dont il espère qu’elles traduiront la crise actuelle du temps. Il montre que le régime moderne d’historicité ancré sur l’idée de progrès cède peu à peu la place à un nouveau régime qu’il nomme « présentisme » né des traumatismes du au XX ème siècle (guerres, échec des idéaux révolutionnaires…).
Pour l’auteur les années 70 marquent une hypertrophie du présent de la consommation qui valorise l’éphémère. L’économie des médias consomme du présent au point que François Hartog n’hésite pas à présenter le 11 septembre comme un événement qui « se donnant à voir en train de se faire, s’historicise aussitôt et est déjà à lui-même sa propre commémoration ». Ce présent « dilaté » et inquiet qui se matérialise en trois mots : mémoire, patrimoine, commémoration.
F. Hartog considère que la parution des « Lieux de Mémoire » dirigés Pierre Nora est la marque du changement. « La mémoire n’est plus ce qu’il faut retenir du passé pour préparer l’avenir qu’on veut » , c’est le présent qui choisit les choses du passé qui sont dignes de mémoire, qui constituent le patrimoine, d ans un monde qui doute de son avenir. Les objets du patrimoine sont indicateurs du rapport au temps : patrimoine ancien, témoignage du passé que l’on craint de perdre ou patrimoine naturel menacé par le futur.
La conclusion ouvre sur une interrogation : Principe de responsabilité et principe de précaution sont-ils les marques d’un retour de l’idée de futur, nouveau régime d’historicité à advenir ou affirmation du présent, rupture entre expérience du temps et horizon d’attente ?
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