Dans sa préface, Pascal Ory rappelle combien le petit carnet du voyage de noces de Jenny et Henri Pelé est » une pépite « , car en 1853, rares sont les jeunes bourgeois français qui se lancent dans un périple de deux mois à travers le pays et encore plus ceux qui tiennent un journal de ce Grand Tour si cher aux Anglais. Alain Denizet a non seulement retranscrit la cinquantaine de feuillets rédigés par Henri, mais, grâce à son ouvrage, il nous apporte un appareil de compréhension de l’exceptionnelle fenêtre sur la France et le mode de vie bourgeois en ce milieu de XIXe siècle.
Le mot-à-mot du manuscrit du journal de voyage de noces nous ouvre les pages du périple du jeune couple marié le 25 avril 1853 et qui prend la route depuis Chartres le 31 mai pour n’y revenir que le 26 juillet. Long de 32 étapes qui les poussent le 30 à passer la frontière espagnole pour dormir à Bossost, les voyageurs poussent jusqu’à Toulon avant d’entamer leur remontée via Lyon.
La première partie du voyage s’égraine sur les bords de Loire et rapidement, on mesure le style télégraphique de Henri qui, seul, rédige le carnet. Pas de place pour Jenny qui n’y est que très peu mentionnée – dont une pour son indisposition liée au mal de mer -. Ce n’est pas un journal de l’intime, mais celui d’un circuit rare pour son époque. Le choix du rédacteur est un style un peu télégraphique, qui se veut à la fois bref où des lieux sont simplement nommés et des plus précis pour y décrire le plus souvent des monuments ou la visite de certains musées. Ainsi, Poitiers est rapidement jugée le 12 juin » laide et mal bâtie » à l’inverse de Niort, étape du 13. La visite de Pau semble particulièrement dense : les rues et pour une fois, les habitants participent au charme de la ville qui fait son effet sur le rédacteur. Henri rature ses erreurs, corrige ses fautes d’orthographe, » la duchesse d’Angoulême » au lieu de » la duchesse de Berry » à Blaye. Il décrit les conditions parfois assez rudes du voyage de noces : les routes en mauvais état que supplante rapidement la beauté des paysages traversés où transparaît le goût des jeunes époux pour la nature et les promenades. Nos aventuriers s’emparent de tous les moyens de transport à leur disposition en ce milieu de XIXe siècle : le chemin de fer de jour comme de nuit (par souci d’économie et gain de temps non-négligeable), des bateaux à vapeur affrontant le roulis tout en admirant » les flots bleus » entre » Cette et Marseille » et, bien au contraire, voguant bien plus calmement entre Avignon et Lyon, la diligence avec ses classiques relais, et même une barque de poste sur le Canal du Midi de Carcassonne à Béziers qui leur permet de franchir 9 écluses. Les Pyrénées s’offrent à travers des excursions à cheval seul apte à franchir ces pentes escarpées. Consciencieusement, les différents hôtels ont été classés dans les quatre dernières pages, si L’hôtel de France à Bordeaux où a dormi le jeune couple le 21 juin est noté TB, le confort espagnol est plus qu’insuffisant le 30 de ce même mois puisque l’hôtel est évalué TM pour Très Mauvais…
Alain Denizet accompagne le carnet d’un remarquable travail de contextualisation et de densité humaine. Le voyage de noces révèle l’aisance sociale et héritée du jeune couple qui entreprend ce périple novateur. Critiqué par le corps médical qui y voit une multiplicité de risques – surtout pour la jeune épouse -, la première acception du terme ne date que de 1829. Nos jeunes gens, respectivement 25 ans pour Henri et 20 pour Jenny, sont éduqués et curieux : l’auteur relève plus de 150 visites, 120 monuments… Ils possèdent une aisance financière qui leur permet de se lancer, six semaines après s’être mariés. Henri en profite d’ailleurs pour assurer des rendez-vous professionnels et ils effectuent ce que nous qualifions aujourd’hui de tourisme industriel en se rendant dans des fabriques croisées sur leur chemin. Pour ces beaucerons, point de mondanité, quelques pièces de théâtre sont au programme de leurs soirées en ville, mais domine leur goût de la nature, des excursions qu’Henri décrit avec plaisir : les flots méditerranéens, les montagnes pyrénéennes ou simplement le lever de soleil et l’orage fracassant. Tout cela n’empêche pas l’audace de l’expérience des bains de mer au Prado à Marseille. » Le bain de mer autorise une liberté inattendue et réserve d’insolites plaisirs » ainsi que l’écrit Alain Corbin. Ailleurs, à Bagnières de Bigorre, c’est l’hydrothérapie qui est au programme.
Alain Denizet a adjoint à son livre un cahier de documents iconographiques. Composé d’illustrations des lieux et monuments représentés tels qu’ils étaient en 1853, légendés d’extraits du carnet, ils permettent de prendre conscience de ce qu’ont vu Jenny et Henri lors de leur voyage de noces. Une femme chevauchant en amazone, une autre en costume de bain, les petits métiers croisés au hasard des rues donnent aussi corps au récit. » Voyage de noces » est une fenêtre ouverte sur une France du milieu du XIXe siècle aperçue par la fenêtre d’un wagon de chemin de fer, un récit dynamique richement commenté par Alain Denizet.