Dans cet ouvrage de Gilles Kepel, le spécialiste incontesté du monde islamique contemporain, titulaire à sciences-po Paris de la chaire Moyen-Orient-Méditerranée, on retrouve la stimulation intellectuelle qui nous anime à chaque fois que l’on peut l’écouter où le lire.
La précision des analyses, loin des raccourcis rapides sur l’islam non démocratique par essence et bien d’autres idées reçues, est toujours, à chaque page de cet ouvrage, un véritable émerveillement. Dans un appareil de notes très important, le lecteur attentif pourra ainsi trouver des références précises, souvent inédites et toujours éclairantes.

Si par ces aspects le livre de Gilles Kepel est l’ouvrage d’un spécialiste, il n’est pas pour autant inaccessible au profane, loin s’en faut. L’auteur retrace avec rigueur le cheminement des réseaux djihadistes et leur place dans le champ politique moyen-oriental et européen.

Dans la première partie l’auteur revient sur les politiques suivies par l’administration Bush après le 11 septembre, la fameuse guerre contre la terreur qui a conduit au fiasco irakien.
Dans cette partie en effet, après avoir retracé la genèse de l’intervention militaire contre l’Irak, Gilles Kepel démonte sans concession l’ingénuité des néo-conservateurs étasuniens face à l’Iran qui joue aujourd’hui de la carte Chiite pour peser sur l’espace régional.
Par ailleurs, on comprend bien aussi l’ascension de Moqtada el Sadr, l’Imam Chiite radical, qui se pose en recours face à des dignitaires chiites plus modérés.

De ce fait la politique étasunienne a été, à partir de 2007 de se réorienter vers les sunnites, ce qui n’a rien ôté au pouvoir de nuisance de l’Iran qui se pose aujourd’hui en pôle de résistance face à l’Amérique. Sa revendication de l’accès à l’atome est une forme d’affirmation des droits des peuples du tiers monde face à la volonté des « riches » de contrôler l’atome.
De plus, les liens très forts de l’Iran avec le Hezbollah libanais, renforcés après la guerre ratée de l’État hébreu au Liban en 2006 a également renforcé la position de Téhéran au Liban.
L’auteur propose également une typologie des martyres en opposant les trajectoires différentes des chiites et des sunnites. Si le martyre fait partie de l’histoire même du chiisme originel, avec la mort de Hussein à Kerbala en 680 devant les sunnites, il s’est acclimaté aux sunnites et le Hamas en a fait un élément clé de sa stratégie.

Dans le chapitre consacré à la troisième génération du Jihad, Kepel explique, toujours avec cette hauteur de vues qui caractérise ses analyses, en quoi la tactique des réseaux salafistes qui se sont développés au Maghreb s’inscrit dans la tradition de l’Islam des origines. Si lors du 11 septembre, le Jihad était en position de force, il est, depuis 2004 dans une démarche de repli, celui de l’istid’af, de la faiblesse. Une analogie avec l’hégire est ainsi relevée. Le but est d’affaiblir l’ennemi, l’impie , par des escarmouches répétées tout en préparant des forces pour l’offensive finale, comme le retour triomphal du prophète à la Mecque, après l’exil à Médine.

Dans la dernière partie de l’ouvrage, terrorisme, multi culturalisme et intégration l’auteur explique que le Jihad qui trouve son terrain d’action en Europe serait condamné à l’échec. Les sociétés européennes sont en effet confrontées à une re-islamisation des communautés mais celle-ci ne semble pas favoriser le développement de mouvements extrémistes. Par contre, il est indéniable, comme les attentats de Londres et de Madrid que les réseaux jihadistes peuvent trouver des bases arrières et y implnter des agens dormants. Toutefois, les références dans les pays d’Europe du Nord comme le Danemark et les Pays Bas s’accommodent d’un certain communautarisme mais qui trouve ses limites dans la volonté d’intégration des communautés.
Il est clair que des groupes comme les frères musulmans cherchent à s’arroger le monopole de la représentation de la « communauté », mais cela ne semble pas réussir. les difficultés liées aux jeunes issus de l’immigration sont celles de l’intégration et les émeutes de 2005 dans les banlieues françaises n’ent pas favorisé l’éclosion de groupe salafistes.

Le point de vue de l’auteur est donc optimiste et surtout lucide. Habitué à décoder les simplifications des « analystes superficiels », il évoque le rôle de l’Europe, comme lieu d’intégration et d’ouverture qui pourrait intégrer l’Islam laïcisé comme composante de la diversité du vieux continent. Cette vieille Europe, dotée de modèles d’intégration ne manque pas d’atouts pour peser sur la situation au Moyen-Orient-Méditerranée, dans cet espace de contact où les civilisations cohabitent depuis les origines.

Bruno Modica © Clionautes