Alex Ross, The Rest is Noise. A l’écoute du XXe siècle. La modernité en musique,
 Paris, Actes Sud, 2010, 768 p.

Voici un livre impressionnant, par sa taille, son succès (plusieurs fois primé, best seller aux Etats-Unis et dans la plupart des 14 pays où il a été traduit) comme par son ambition, ou plutôt ses ambitions : explorer l’histoire de la musique classique du XXe siècle, sans s’interdire des excursions vers les genres populaires ; retracer et suivre l’émergence de l’atonalité dans cette musique, sans réduire la modernité à cette seule atonalité, mais au contraire en montrant « la multiplicité fondamentale des expériences musicales offertes par le XXe siècle » (p. 17) ; montrer comment le siècle, autrement dit l’Histoire a influé sur la musique, qu’il s’agisse des grands acteurs (politiques, économiques, sociaux, culturels), du publicdes innovations technologiques, des révolutions, des guerres, des idéologies, bref s’interroger sur la politisation des styles.

Alex Ross, dont c’est le premier livre, est le critique musical de la revue The New Yorker. Il a retracé son parcours ici :

http://www.youtube.com/watch?v=ILqT8ZqJqRA

et raconté la gestation de son ouvrage (comme de son futur ouvrage) sur son blog :

http://www.therestisnoise.com/

qui fournit un précieux et indispensable « compagnon » théorique, musical et vidéo de son livre, tout au long de ses 15 chapitres :
http://www.therestisnoise.com/noise

C’est qu’en effet le besoin se fait très vite sentir de compléter la lecture par l’audition des œuvres analysées. Et le voyage est passionnant, aussi bien pour le mélomane averti que pour le novice, le curieux et même le réfractaire à l’atonalité, qui finit (c’est mon cas) par être convaincu (pas par toutes les œuvres cependant). Je ne vais cependant pas résumer ce livre foisonnant, qui va de Wagner aux compositeurs du début du XXIe siècle, qui s’ouvre sur Salomé de Richard Strauss (à Graz en 1906, représentation à laquelle assistèrent Puccini, Mahler, Schoenberg, Berg et peut-être même un certain… Adolf Hitler) et se ferme sur Nixon in China de John Adams. Trop vaste, trop riche, « trop de notes » (mais là c’est un compliment) comme aurait dit l’empereur Joseph II à Mozart à propos de L’Enlèvement au sérail.

Malgré de fréquents retours en arrière et autres détours, Alex Ross a globalement suivi un plan chronologique en trois parties. La première, de 1900 à 1933 (en fait de la fin du XIXe à 1933), dominée par la lutte des avant-gardes contre le goût bourgeois et plus tard contre la grande tradition germanique ou l’influence européenne, est analysée, dans quelques grandes étapes (le tournant du siècle à Vienne et Paris, la guerre, les années 20 à Berlin), au travers de grandes figures : celles de l’âge d’or (Wagner, Richard Strauss, Mahler), les précurseurs et les tenants de l’atonalité (Debussy, Schoenberg et ses disciples Berg et Webern, Stravinsky), le génie solitaire (Sibelius),les « folkloristes » (Janacek, Bartok), les « Berlinois » (Krener, Kurt Weill, Hindemith) et les compositeurs du Nouveau Monde (les premiers compositeurs noirs comme Will Marion Cook, mais aussi Ives, le jazz et Ellington, Gerschwin).

Dans la deuxième partie, de 1933 à 1945, Alex Ross consacre des pages extrêmement riches à la musique dans l’URSS de Staline, dominée par les figures de Chostakovitch et Prokofiev (à rapprocher de l’exposition actuelle à la Cité de la Musique, et dans l’Allemagne nazie, dominée par celles de Wagner et Richard Strauss (mais aussi, à un moindre titre Pfitzner et Hindemith). En contrepoint, le chapitre sur la musique dans l’Amérique de Roosevelt (Copland bien sûr, mais aussi les exilés, dans les studios hollywoodiens comme Korngold ou Bernard Herrmann, ou dans de belles villas californiennes comme Schoenberg et Stravinsky) est passionnant parce qu’il décrit des faits moins connus (le rôle des medias de masse dans la popularisation de la musique classique, les musiciens communistes du Popular Front, la politique musicale du New Deal).

La dernière partie, la plus longue, de 1945 à 2000, part dans de multiples directions : la mise sous contrôle de la musique allemande par les Américains en 1945-1949, qui soutiennent la création du séminaire d’été de Darmstadt, consacré à la musique contemporaine dans la lignée du dodécaphonisme de Schoenberg, mais où s’illustra Olivier Messiaen ; les avant-gardes des années 1950 (les Français comme Messaien, Boulez, Schaeffer, Pierre Henry ; les Américains comme John Cage, Babbit, Carter ; les Allemands de Darmstadt comme Henze, Stockhausen ; Nono, Xenakis) et des compositeurs plus anciens face à la guerre froide (la difficile visite de Chostakovitch aux Etats-Unis en 1949, envoyé par Staline, soutenu par la gauche artistique américaine et combattu par l’Americans for Intellectual Freedom financé par la CIA ; les ennuis de Copland avec la commission McCarthy ; la conversion de Stravinsky au dodécaphonisme de Schoenberg ; la musique de l’ère Kennedy dominée par Leonard Berstein) ; la figure de l’anglais Benjamin Britten (seul compositeur à avoir, avec Sibelius, droit à un chapitre entier du livre) ; les avant-gardes des années 1960 (Messiaen, Ligeti, Berio, Lutoslawski, les collages de Birtwistle ou Zimmermann, Morton Feldman) ; celles des années 1970 (influencées par le be-bop comme par la pop des Beatles et le rock de Zappa, du Greteful Dead et de Jefferson Airplane, tous influencés par Darmstadt) comme les minimalistes : Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass (et leur héritage dans le rock minimaliste du Velvet Underground, de Brian Eno, jusqu’à Bowie, Sonic Youth et le hip-hop) ; et pour finir un rapide tour du monde de la musique contemporaine au tournant du siècle., de la Chine à l’Amérique latine, de la nouvelle Russie à l’Allemagne réunifiée, d’Arvo Pärt à John Adams.

Bref l’ouvrage est passionnant et on y apprend beaucoup ! Il présente aussi l’intérêt de ne pas montrer l’histoire de la musique classique du XXe siècle comme une ligne droite où l’atonalité est le progrès et la modernité. Certaines analyses musicologiques ne sont pas toujours faciles à saisir, mais elles restent cependant légères (et le site internet d’Alex Ross aide à les mieux comprendre) et sont compensées par de nombreuses anecdotes sur les compositeurs, qui ne sont pas « statufiés » mais dépeints dans toute leur complexité (ainsi Chostakovitch, Strauss ou Copland). Certaines analyses historiques paraîtront trop rapides (l’ambition de montrer la politisation des styles et l’influence de l’Histoire sur la musique n’est pas toujours tenue), mais d’autres sont très fouillées, en particulier dans la deuxième partie du livre. Certains jugements ou certains choix pourront être discutés, comme les deux chapitres réservés à Sibelius et Britten ou la place faite aux compositeurs états-uniens, mais on sent là une affection particulière de l’auteur, et son éloge de la musique nord-américaine est séduisant. Bien qu’il consacre de belles pages à Duke Ellington, sans doute Alex Ross ne s’est-il pas assez tourné, dans son étude de la modernité, vers les musiques populaires (jazz, rock, pop), alors qu’il en avait l’ambition. Cet aspect est plus développé, semble-t-il, dans son deuxième livre, Listen to this, qui va de Bach à Björk (puisse Actes Sud nous en offrir rapidement la traduction !), et dont on trouvera ici un avant-goût :

http://www.therestisnoise.com/listentothis
Pour finir, The Rest is noise sera-t-il utile au professeur d’Histoire, dans ses cours ? Sans nul doute ! Le livre, comme d’ailleurs le site d’Alex Ross, avec ses courts extraits musicaux et ses documents vidéo, sont des mines d’idées et de ressources multimedia pour imaginer et construire, en collège comme en lycée, des séances originales d’étude par exemple des régimes totalitaires :

http://www.therestisnoise.com/2007/01/chapter-7-the-a.html

http://www.therestisnoise.com/2007/01/chapter-9-death.html

ou des transformations culturelles pendant l’âge industriel ou après 1945, voire de la guerre froide (pourquoi ne pas l’étudier par exemple avec les ennuis de Chostakovitch, ou Nixon in China ?), ou sur la sortie des régimes totalitaires dans le nouveau futur programme de Première.
Il suffit de partir à la découverte de cette excellente somme et de se lancer…

Pour être tout à fait complet, on pourra lire ici une critique nettement moins enthousiaste :
http://www.mediapart.fr/club/blog/jean-jacques-birge/220810/rest-noise-une-demarche-americaine

 

© Laurent Gayme