Spécialiste d’histoire politique et sociale du XXème siècle, Claire Andrieu a publié de nombreux ouvrages et articles sur l’histoire de la Résistance, de la Collaboration et de la Libération, et participé à plusieurs publications collectives : La Spoliation financière, Mission d’étude sur la spoliation des juifs de France ; La Persécution des Juifs de France (1940-1944) et le rétablissement de la légalité républicaine : recueil de textes officiels, 1940-1949 ; Politiques du passé : les usages politiques du passé dans la France contemporaine ; La résistance aux génocides : de la pluralité des actes de sauvetage.

Elle signe aujourd’hui une étude novatrice (publiée également en langue anglaise) sur le sort des aviateurs abattus en Europe, et tombés principalement sur le sol du Royaume-Uni, de la France et de l’Allemagne. Il s’agit de l’aboutissement de longs travaux de recherche, dont la motivation profonde n’est sans doute pas sans rapport avec le fait que Claire Andrieu soit la fille d’Anise Postel-Vinay (« déportée à Ravensbrück pour fait de résistance, qui est devenue aussi et dont la mère était une helper ») et d’André Postel-Vinay (« qui s’est retrouvé dans la situation des aviateurs qu’il aidait, après avoir été arrêté, s’être évadé, et avoir été pris en charge par son propre réseau d’évasion » écrit-elle).

L’ouvrage est structuré en quatre parties consacrées au sort des aviateurs abattus en France pendant les combats de 1939-1940 (chapitres 1 et 2), puis au Royaume-Uni principalement en 1940 et 1941 (chapitres 3 et 4), ensuite au sort de ceux qui tombèrent sur le sol de France sous l’Occupation (chapitres 5 à 7), et enfin à ceux dont les avions furent abattus au dessus du Reich (chapitres 8 à 11). L’étude est complétée par 43 pages de notes (qui montrent l’ampleur et la profondeur de la documentation et de la réflexion historiographique), 12 pages de « cartes et chiffres comparés », 24 pages de sources et bibliographie, deux index (noms de lieux et de personnes) et d’un cahier photos de huit pages.

Une étude novatrice 

Novatrice, l’étude l’est d’abord par le thème : l’accueil au sol des aviateurs tombés a été peu étudié, et abordé quasi uniquement sous l’angle des réseaux d’évasion, la part la plus large étant alors faite aux aspects organisationnels et aux principaux responsables. Claire Andrieu s’attache à partir des comportements des individus au sol, contraints à réagir devant une situation d’urgence inattendue. Elle affirme clairement à la première ligne de l’introduction que « ce livre a pour but de montrer l’engagement des civils dans la guerre ». Elle montre et cherche à comprendre pourquoi « l’arrivée au sol d’aviateurs tombés déclenche la formation de quatre configurations sociales différentes (…) Les civils français résistent à l’envahisseur tombés du ciel, les Anglais font prisonniers les aviateurs malchanceux de la Luftwaffe avec civilité, les Français occupés cachent les Alliés et les aident à s’évader hors de l’Europe continentale, et les Allemands lynchent les pilotes à partir de la mi-1943 »

L’intérêt de l’ouvrage ne réside donc pas seulement dans le récit des faits, toujours très précis, concret et vivant, qu’il s’agisse de la réception « fair play » des aviateurs allemands au Royaume-Uni, des chaines de solidarité en France occupée, des horreurs des lynchages de rue en Allemagne, mais aussi dans la dimension comparative et explicative de l’étude (« L’intérêt de ce livre tient pour beaucoup à la comparaison et à la démonstration que celle-ci apporte » souligne  l’auteur elle-même dans un « Avertissement à la lectrice et au lecteur »), et encore, et peut-être surtout, dans les réflexions et les perspectives historiographiques. L’auteur fait preuve d’une connaissance profonde des historiographies britannique, française et allemande des Résistances, de leurs inflexions récentes et des débats nationaux : « Nos aviateurs et soldats évadés (…) nous permettent de tester les sociétés traversées (…) ils offrent des expériences systémiques qui permettent d’ouvrir un dialogue avec les thèses historiographiques développées depuis 1945 ». La diversité des comportements des civils français, britanniques et allemands conduit à considérer la « question de l’identité nationale », qui « est devenue suspecte en Europe », et donc « à reprendre la question de l’origine des stéréotypes nationaux ».

Par ailleurs, dans chacune des quatre parties, des points majeurs du débat historiographique sont abordés, repris, prolongés par de nouvelles perspectives de recherche, qu’il s’agisse de la place et de la nature des activités résistantes en France (révisées à la hausse), de l’image positive des civils britanniques sous le Blitz (confirmée), ou de la nazification de la société allemande (l’enracinement social de la « hantise raciste » est démontré). « L’analyse au ras du sol a montré que « l’étrange défaite » de la France en 1940 a masqué une insurrection écrasée dans l’œuf , que la « guerre du peuple » (People’s War) britannique n’a pas été qu’un mythe ; que la Résistance française a constitué un mouvement d’ampleur nationale, étroitement engagé dans le camp allié ; et qu’en Allemagne, la « communauté du peuple-race » (Volksgemeinschaft) a bien été une réalité sociale, motrice des violences collectives » écrit Claire Andrieu dans sa conclusion.

Une image renouvelée de la défaite française de 1940

« La première partie présente le tableau, demeuré jusque-là inconnu, de la résistance locale aux pilotes de la Luftwaffe tombés en France en 1940. L’image de la défaite française s’en trouve renouvelée. Au lieu d’une débâcle militaire et morale, nous voyons des hommes se battre pour la défense du territoire. L’exode de millions de civils sur les routes, qui a contribué à la défaite, n’apparaît plus comme une panique de masse, mais comme un plébiscite fondé sur l’expérience des invasions et des occupations précédentes. La répression de la résistance à l’invasion par les tribunaux militaires allemands montre, par sa brutalité, qu’en 1940, pas plus qu’en 1914, l’armée allemande n’a respecté le droit international », ainsi Claire Andrieu résume-t-elle « la thèse du livre », comme elle le fait pour les autres parties.

Dans le prolongement des études récentes sur la France de 1940 qui apportent des nuances à l’image d’une débâcle généralisée et qui prennent en compte la volonté des combattants à défendre le territoire, Claire Andrieu indique qu’en mai et juin les civils français font prisonniers de 400 à 700 aviateurs de la Luftwaffe, dont 25 au moins maltraités et sept tués. Elle met en évidence une combativité patriotique et républicaine, une résistance populaire à l’invasion, que le gouvernement a sous-estimé et qu’il aurait pu mobiliser. Une « garde territoriale » a été tardivement créée, de façon improvisée. « Leur courte vie est restée ignorée », d’autant plus que nos seules sources sont les archives du vainqueur.

Ce dernier n’a pas respecté le droit international fixée par les Conventions de La Haye et de Genève ; il a nié la souveraineté nationale et le droit à la résistance à l’invasion, considérant comme des francs-tireurs et des « terroristes » des hommes qui étaient des soldats à l’arrière du front : ainsi 78 civils et gendarmes rappelés au service ont été arrêtés en 1940-1941 pour participation à l’interpellation d’aviateurs allemands en mai et juin 1940. 17 ont été condamnés à mort, dont neuf exécutés.

Le comportement pacifique des civils britanniques à l’égard des pilotes allemands

La seconde partie est consacrée à la réception des aviateurs de la Luftwaffe pendant la bataille d’Angleterre et le Blitz. « L’élan patriotique suscité par la menace de l’invasion, magnifié par les discours de Churchill et soutenu par les mesures du gouvernement, évoque la levée en masse des patriotes de la Révolution française. Cette dynamique n’empêche pas les civils de se comporter pacifiquement avec les pilotes allemands tombés. L’image positive de la People’s War, souvent contestée depuis les années 1970, s’avère fondée pour cet aspect de la guerre. Le calme observé par les civils ne vient pas de nulle part. Le gouvernement a joué sur le stéréotype national de l’humour britannique pour discipliner les comportements. Un fait de culture a contribué à modeler l’attitude des civils. »

Contrairement à l’historiographie française sur la France de 1940, qui est demeurée presque universellement négative des années 1940 aux années 2000, l’historiographie britannique a présenté une image favorable de la société anglaise en guerre jusqu’aux années 1970. A partir de cette décennie, elle s’est divisée sur la question de savoir si la « guerre du peuple » a été un mythe ou une réalité. Claire Andrieu montre que la mobilisation patriotique fut une réalité, que les engagements dans les Local Defence Volunteers, devenus Home Guard ont été massifs, et que les aviateurs allemands sont tombés sur une terre dont la population était hyper-mobilisée pour la défendre.

Malgré cela, et malgré l’intensité des bombardements, des destructions et des pertes civiles (45 000 morts en 1940 et 1941), les aviateurs qui tombent par centaines (au moins 1200 en 1940 et 1941, près de 2000 pendant la guerre), sont respectés en tant que combattants, recueillis, soignés et mis en détention. Sans être absentes, les brutalités sont très rares.

« S’il y a donc un peuple korrekt en 1940, ce sont bien les Britanniques. » Claire Andrieu montre que les journaux britanniques ont, par leur traitement ironique, envoyé un message implicite aux lecteurs : conserver son humour, c’est rester britannique, en défendant sa culture, on défend son territoire.

L’étude de l’aide clandestine aux aviateurs alliés révèle une France résistante

 « La troisième partie montre comment la nation française s’est reconstruite à l’échelle locale après la défaite. L’aide apportée systématiquement et à grands risques par la population aux soldats britanniques qui n’avaient pu se rembarquer et aux aviateurs alliés tombés renouvelle l’image de la France occupée. Contrastant avec le courant historiographique qui présente les Français comme s’accommodant de la présence de l’occupant, voire collaborant volontairement, l’étude clandestine de l’aide aux Alliés met au jour une France résistante. La brutalité de la réaction allemande n’a pas freiné le mouvement. Compte tenu de la violence de la répression, l’expression de « résistance civile » parait inadaptée. Il s’agit plutôt de la conduite d’une guerre asymétrique par les civils contre une occupation. Leur action est d’autant plus remarquable qu’elle opère en contradiction frontale avec les propagandes vichyste et nazie. Etrangement, cette résistance n’est pas entrée dans le récit national de la Résistance. La thèse du « résistancialisme » ne s’applique pas ici. »

L’étude montre un peuple français immédiatement solidaire, à ses risques et périls, des Alliés en détresse. Les soldats et aviateurs alliés aidés en France sont au moins 4000, répartis entre evaders, qui ont échappé à toute arrestation par l’ennemi, et escapers, qui se sont évadés d’un camp de prisonniers. Ils sont au nombre de 30 000 à l’échelle du continent européen. Ce sont des dizaines de milliers de femmes et d’hommes des pays occupés qui les ont aidés, se mettant en danger, eux et leurs familles. Les Alliés leur donnent le qualificatif de « helper » ; ils ont constitué pour eux des dossiers, leur ont décerné des médailles après la Libération. Les helpers identifiés et vérifiés en France sont 34 000, au moins 100 000 pour l’Europe entière.

Claire Andrieu décrit les conditions matérielles de l’aide, la difficulté de cacher, nourrir, déplacer ces hommes étrangers dont la durée moyenne de séjour dans la clandestinité est de 97 jours en France. Les calculs de l’auteur montrent ainsi que les aviateurs alliés ont « reçu l’aide de helpers pendant un minimum de 348 000 jours/nuits », qui autorise à parler d’une « résistance de masse ». Elle met en lumière les deux premiers temps de l’aide sur le terrain : les instants qui suivent la chute ; les premières semaines de recherche de relais pour convoyer les fugitifs vers l’Espagne d’où ils atteindront Gibraltar et l’Angleterre. La troisième phase est celle du réseau constitué qui demande finances, agents permanents, relais aux frontières. L’aide primitive engage beaucoup de familles entières et révèle le rôle crucial des femmes.

La répression est brutale, dès l’origine alors qu’elle est le fait de la Wehrmacht, « inspirée par des principes germano-nazis étrangers à l’Etat de droit libéral ». L’aide est considérée comme un « acte de sabotage » et les peines encourues sont graves, exécution et déportation. Néanmoins, malgré cette répression et malgré le fait que les bombardements alliés sont de plus en plus fréquents et meurtriers sur le territoire (60 000 morts en France), l’aide ne faiblit pas et ne cesse de croître. La société est imperméable à la propagande vichyste, collaborationniste et nazie ; les sentiments pro-alliés se renforcent.

 Le lynchage des aviateurs, révélateur de la profonde nazification de la société allemande

 « La quatrième partie pose la question de la nazification de la société allemande. Elle montre que la pratique des lynchages de pilotes par les civils est devenue ordinaire à partir de la mi-1943, et que ce nouvel usage qui contrevenait au droit international procédait d’une incitation venue d’en haut, mais aussi d’une volonté venue d’en bas. Les lynchages représentaient des moments d’expression libre pour les citadins et les villageois. Leurs accès de colère étaient culturellement et politiquement construits. C’était une manifestation du nazisme, avec une dimension raciste explicite. Si surprenant que cela puisse paraître aujourd’hui, les aviateurs alliés étaient vus comme « juifs » et « nègres ».

 L’auteur ne cherche pas seulement à savoir qui a tué ou agressé, mais aussi à déterminer les causes du comportement des civils, et en particulier à mesurer la part de l’engagement nazi comme facteur explicatif ; « il se trouve que ces questions s’insèrent directement dans l’état actuel de l’historiographie de l’Allemagne nazie ». Elle expose des cas concrets, présente les sources, rappelle le droit international, définit et mesure les actes de lynchage. Elle définit le lynchage comme un « petit meurtre collectif de proximité ». Le nombre des victimes est de deux ou trois milliers.

« Avec environ 500 lynchages meurtriers de pilotes par an, l’Allemagne nazie dépasse la violence du même nom commise aux Etats-Unis, lors des pires années de cette pratique, dans les années 1890. » L’événement est unique en Europe de l’Ouest et distingue l’Allemagne des autres belligérants. Les opposants au lynchage risquent, à partir d’avril 1944, la prison ou le camp de concentration. Les lyncheurs sont des gens ordinaires, des habitants de l’endroit ; les membres du parti sont sur-représentés parmi eux.

Claire Andrieu consacre un chapitre à démontrer que cette violence relève d’une « dynamique révolutionnaire » résultant de « l’interaction positive » entre la société et l’Etat, autrement dit entre le peuple-race et ses chefs, qui aboutit à une « radicalisation permanente du système ». Au début, les autorités nazies suivent les violences populaires plus qu’elles ne les provoquent, puis elles les relancent à partir d’avril 1944, notamment par un article de Goebbels qui appelle au meurtre des pilotes, de plus en plus décrits comme des « juifs » et des « nègres ».

« Les lynchages sont une forme d’expression populaire, ce ne sont ni des dérapages intempestifs, ni des opérations de commando de la mort, mais des actions collectives de proximité que la population approuve d’une manière générale (…) Ils ont constitué une manifestation de soutien au régime national-socialiste, à son interprétation de la guerre (l’Allemagne victime d’une « guerre d’anéantissement alliée »), et à sa conception de la citoyenneté allemande (une Volksgemeinschaft, communauté du peuple-race fusionnelle et en union avec le Führer) Mais les formes prises par la violence, les mots et les gestes des lyncheurs montrent aussi une adhésion au nazisme plus profonde et plus meurtrière, par intériorisation du principe de la Race ».

 Cette étude approfondie du sort des aviateurs abattus en Europe durant la Seconde guerre mondiale, est aussi une étude sur l’engagement des civils dans la guerre. La conclusion évoque quelques-uns des nouveaux champs de recherche que cette thématique pourrait ouvrir.

© Joël Drogland pour les Clionautes