Steven Moore a fait partie de la Garde nationale de l’Iowa, l’équivalent d’une unité militaire de réserve, pendant sept ans et a été déployé comme soldat en Afghanistan en 2010-2011.

Son livre est un témoignage sur ce qu’il a vécu mais qui ne se limite donc pas à sa période à l’extérieur. A ce propos, le sous-titre est tout à fait pertinent car lui même se considère comme un soldat à mi-temps du fait de son parcours. Cet ouvrage a reçu en 2018 l’Association of writers and writing programs award for creative nonfiction.

Comment parler de la guerre ? 

La préface est écrite par Pauline Maucort, auteure de documentaires, reportages et fictions radiophoniques sur les traces que laisse la guerre sur ceux qui la font. Elle précise ce qui l’a frappée dans l’ouvrage de Steven Moore :  « Le sergent Moore nous accueille comme son binôme». « La guerre que décrit Moore, c’est la répétition insensée, incessante qui pousse les hommes à aménager leurs souffrances ».  Elle pointe fort justement que l’auteur se méfie des récits de guerre car il les suspecte de faire naître un désir de violence. Elle définit ce livre comme « de la littérature et de la politique ». 

S’installer

On est tout de suite plongé au cœur de ce qu’est le conflit en Afghanistan avec la relève qui s’effectue entre deux équipes. Celle qui s’en va tente d’expliquer à celle qui arrive ce qu’est la réalité du travail à effectuer. Steven Moore se trouve dans une zone contact qu’il s’agit de surveiller. Il montre concrètement comment une situation banale de contrôle de véhicule peut dégénérer. Il explique comment l’incompréhension peut s’installer entre les soldats et la population locale. Steven Moore évoque évidemment ceux qui sont avec lui, comme le sergent Adams, une sorte de bloc de tranquillité dont on apprend l’histoire pourtant chaotique. L’auteur décrit bien comment la paranoïa peut rapidement s’installer. 

Education

On change ensuite totalement d’ambiance car Steven Moore nous replonge dans ses années à l’université et dans son statut particulier d’engagé. Il alterne donc les entraînements militaires et les cours à l’université de l’Iowa. Il raconte cet épisode si particulier où il doit veiller dans un salon funéraire, en compagnie d’un camarade, le cercueil d’un soldat mort au combat. Il montre aussi une sorte de fascination de la part de ses collègues étudiants pour le monde de l’armée. Il pointe pourtant bien que leur image est très incomplète sur la réalité. Par petites touches, Steven Moore amène donc des réflexions sur la difficulté de restituer ce qu’on vit et celle aussi de l’appréhender pour quelqu’un d’extérieur. 

Contre la rivière

Dans ce chapitre, l’auteur narre un exemple d’intervention quand on fait partie de la Garde nationale. Il s’agit d’essayer de lutter contre la montée des eaux du Mississippi. Il est obligé de quitter un repas dans sa belle-famille pour aller aider, ce qui est le cœur de ce qu’il voulait faire. Steven Moore décrit la réalité et ne se livre jamais à une quelconque mise en valeur de lui-même. Il raconte seulement qu’il a dû aussi aller aider à évacuer des personnes qui risquaient d’être coincées dans un hôpital. 

La route vers Kama Daka

On replonge ensuite en Afghanistan dans la zone frontière entre Afghanistan et Pakistan à Torkham. L’auteur montre la difficulté d’agir sur place et le décalage entre les consignes connues et le terrain par exemple lorsqu’il s’agit d’interagir avec la population locale. Il montre le désarroi qui peut s’emparer des soldats par quelques formules à la fois simples et fortes : « Nous transformions l’imprévu en logique, inventions des liens de cause à effet pour pouvoir en analyser le sens. Mais en réalité nous ne comprenions pas ».

Pain et télévision

Steven Moore raconte un épisode, qui pourrait sembler anodin, mais qui finalement révèle la difficulté de se comprendre. Un jour, il doit avec le caporal Everett représenter l’armée américaine à un dîner organisé par la DNS, les services de renseignement de l’Afghanistan. La DNS a des méthodes musclées, mais c’est à peu près les seuls hommes dont on peut être sûrs quand on est soldat américain. L’auteur raconte la difficulté de discuter, de savoir quoi se dire et comment. Il livre aussi une analyse implacable quand il compare un discours de Barack Obama qui se félicite des progrès faits sur place, comparé à ce que lui sait et vit alors sur place. 

Lancer ses jambes d’une certaine façon

Ce chapitre permet de retourner à nouveau aux États-Unis et Steven Moore raconte sa formation, notamment sportive. Il raconte  son amour de la course mais aussi l’histoire de sa famille, propriétaire d’une station service. C’est d’ailleurs en face de celle-ci que se trouvait l’armurerie de la Garde nationale. Steven Moore explique aussi l’entraînement qu’il reçoit qui à l’époque n’est encore que théorique. Ensuite, on se retrouve de nouveau à Torkham pour appréhender à quoi ressemble son quotidien de façon presque clinique, sans rien sublimer, mais sans ironie non plus. Quand il le peut, il discute par internet avec sa petite amie Jessica. 

Morve de rhino

Dans ce chapitre, Steven Moore raconte comment avec les autres hommes de son groupe, il récupère ce qui est poétiquement baptisé «  morve de rhino ». Il s’agit en fait d’un revêtement qui permet de stabiliser une route. Un peu plus loin, il consacre une entrée très intéressante à décortiquer la technique de la contre insurrection qu’on lui a enseignée. En d’autres mots, il s’agit d’essayer de gagner les cœurs en réalisant des choses concrètes pour les populations locales. Il décrypte aussi les analyses théoriques de l’armée américaine et nous aide à comprendre ce que signifie par exemple  « perte de connaissance institutionnelle ». C’est une façon ampoulée de dire que la rotation des troupes sur place fait que, chaque fois, il faut réapprendre et tenter de reconstruire des liens. Cela s’explique : «  Plutôt que de faire aller et venir des individus, comme par le passé, les rotations d’unités entières expliquent pourquoi on peut endurer la guerre. Les rotations de troupes, en revanche, créent une fragilité épistémologique : il est difficile de connaître un endroit ». Il  raconte une attaque sur la base où il se trouve. Comme dans le reste du livre, on n’est jamais dans l’exaltation mais dans une description qui laisse apparaître les fragilités. 

Le problème avec les cérémonies

Steven Moore raconte son retour à la vie civile et la difficulté à dire ce qu’il a vécu. Surtout, il analyse sa rencontre avec une journaliste dont il déplore la pauvreté des questions mais surtout le fait qu’elle vient le voir avec déjà des idées bien arrêtées sur ce qu’elle veut raconter et comment. A partir de ce moment là, l’écrivain Steven Moore prend le pas sur le soldat. Il analyse encore plus ce qu’il vit en s’appuyant par exemple sur les réflexions de Joan Didion qu’il cite : « L’imposition d’un récit sentimental, ou faussé, sur l’expérience disparate et souvent fortuite qui constitue la vie d’une ville ou d’un pays signifie, inévitablement, que la plupart des choses qui se passent dans cette ville ou dans ce pays seront rendues comme des illustrations, et rien de plus, une série de pièces figées ou des opportunités de performance ». Il développe aussi les positions prises par un autre écrivain, Tim O’Brien. 

Plaidoyer en faveur de Zakir

Steven Moore fait un choix fort en terminant son récit par un plaidoyer en faveur de Zakir, un de ces Afghans qui ont travaillé comme interprètes pour l’armée américaine. Il raconte surtout l’impossibilité pour lui de rejoindre les États-Unis alors que sa vie est menacée dans son pays et alors que la procédure qui doit permettre un tel transfert existe. Seulement, la machine administrative refuse sa candidature. On sent combien la situation semble injuste à Steven Moore.

Ce livre de Steven Moore offre donc un témoignage, mais bien plus que cela, sur la condition de soldat. Il trouve surtout un ton juste, ni exaltant ni amer, et en même temps il offre un éclairage sur le cas particulier des soldats  des États-Unis engagés dans la Garde nationale.

Jean-Pierre Costille