Cet ouvrage qui vient à peine de paraître fait suite au colloque « toréer sans la mort ? » Qui s’est tenu les quatre et 5 décembre 2008 au centre culturel Calouste Gubenkian à Paris et au centre INRA de Versailles.


Les lecteurs de ce site connaissent sans doute l’intérêt voire la passion qui guide l’un de ses animateurs pour la tauromachie de tradition espagnole. Il était donc indispensable qu’un tel ouvrage soit traité et figure en bonne place dans la rubrique société de La Cliothèque.
Qu’on le veuille ou non, que l’on soit anti corrida ou aficionado, la tauromachie s’est inscrite dans le débat public. Il n’est pas indifférent d’ailleurs à moins d’un an des élections présidentielles un signal très fort et ait été adressé en direction des 2 millions d’aficionados de l’Hexagone, avec l’inscription de la corrida au patrimoine immatériel de notre pays, suivant en cela une décision de l’Unesco datant de 2003. À tort ou à raison, le ministère de la culture a pu considérer que les aficionados faisaient partie d’une clientèle électorale qu’il ne fallait pas négliger.
L’immense intérêt de cet ouvrage est de permettre à des partisans de la tauromachie comme à ses détracteurs de s’exprimer et de se rencontrer. On le sait, lorsque tel ou tel animateur de télévision organise un débat de ce type, cela tourne au dialogue de sourds dans les logiques qui animent les uns comme les autres apparaissent irréductiblement opposées. Il y a tout de même une différence fondamentale, car si les uns n’ont jamais poussé les autres à se rendre aux arènes par la contrainte, les autres souhaiteraient l’interdire purement et simplement au nom de l’idée qu’ils se font du rapport de l’homme à l’animal.

26 auteurs ont participé à cet ouvrage est force est de constater qu’il représente une belle réussite. Très bien illustré, avec une typographie impeccable et une mise en page remarquablement conçue. Concernant les illustrations, on mettra quand même un petit bémol pour ce qui concerne les représentations des corridas de tradition espagnole, très faiblement représentées du moins au niveau iconographique dans cet ouvrage. C’est pourtant cette tauromachie là qui domine le sujet puisque pour ce qui la concerne la mort du taureau représente l’apogée de ce rite, du moins jusqu’à présent.
Cet ouvrage ne s’intéresse pas seulement à la tauromachie de tradition espagnole mais à toutes les tauromachies, la course camarguaise, la corrida portugaise, le rodéo, mais également des tauromachies métisses telle que la luso-californienne une corrida inspirée de la tradition portugaise considérée comme étant sans souffrance et a fortiori sans mise à mort. Les banderilles munies d’une pointe en velcro sont apposées sur un tablier, également en velcro, posé sur l’échine du taureau.

Parmi les auteurs on a bien entendu l’immense plaisir de retrouver Bartolomé Benassar, lui-même auteur d’une histoire de la tauromachie parue il y a maintenant plusieurs années mais qui semble avoir été rééditée dernièrement. On n’y trouve également Francine Yonnet qui préside au destin de la plus ancienne ganaderia de taureaux de combat de race espagnole puisque ses origines remontent à 1850. Pour la course camarguaise, on retrouve Patrick Siméon un raseteur important des années 70 et 80.

Il n’est pas question ici dans le cadre de cette présentation de chercher à détruire les arguments des auteurs dont on sent bien leur hostilité à la tauromachie de tradition espagnole. Cela aboutirait à reprendre les mêmes arguments et finalement ne permettrait pas aux lecteurs de La Cliothèque de se faire une idée précise de l’intérêt de cet ouvrage.

Ce livre est divisé en trois parties qui regroupent différents articles dont on peut ne pas partager toutes les conclusions mais qui n’en reste pas moins remarquables du point de vue de la qualité des arguments. Le seul article qui échappe à cette caractérisation plutôt flatteuse et celui de Jean-Baptiste Jeangene Wilmer intitulé corridas et argumentation, réfutations sophistiques. Ce philosophe du collège royal de Londres cherche à dénoncer les arguments des partisans de la tauromachie, évoquant l’appel à la tradition, le sophisme du pire, le sophisme de la bonne compagnie tout comme le sophisme de la mauvaise compagnie.

L’anti sophisme détourné

En réalité ce philosophe cherche à démonter les arguments de deux de ses collègues aficionados, Francis Wolff et Alain Renaut. La faiblesse de l’argumentation est telle qu’elle aboutit à retourner l’argumentation de sophiste contre celui qui l’utilise. Jeanjene Wilwer cherche par exemple à décrypter ce qu’il appelle le sophisme de la bonne compagnie en évoquant l’argument souvent utilisé d’ailleurs de l’intérêt que de grands artistes ont pu porter à ce spectacle. D’après ce philosophe, l’évocation de personnalités qui suivent avec intérêt les corridas de tradition espagnole, comme Ernest Hemingway, Jean Cocteau, Pablo Picasso, Abel Gance et bien d’autres, relève plutôt de l’argument d’autorité. Pour ce philosophe le décryptage du sophisme est le suivant : si Lorca, Hemingway, Georges Bataille et Jean Cocteau sont des hommes bons, et qu’ils aiment la corrida, la corrida et bonne. C’est une belle démonstration du sophisme en effet, mais je ne résiste pas au plaisir de la retourner contre son auteur en expliquant que dès lors que Franco aimait la corrida et que Franco était mauvais, cela peut rendre forcément la corrida mauvaise, argument que l’on entend souvent lorsque l’on accuse les aficionados d’être majoritairement plutôt conservateurs.
En la matière, il n’y a pas de vérités toutes faites, et au bout du compte l’argumentation du philosophe britannique aboutit à remettre en cause l’idée de la mort, ce qui est tout de même paradoxal puisque celle-ci est bien la certitude qui nous réunit tous, que l’on soit taureau ou être humain.

Les autres articles sont incontestablement de bien plus grand intérêt. Cela ne veut pas dire pour autant que tous les autres auteurs s’affirment comme étant favorables à la corrida de tradition espagnole voire même aux autres tauromachies.
Dans la première partie de l’ouvrage, « rationalité dynamique de la tauromachie », la question de la mort du taureau est forcément présente. Si la tauromachie de tradition espagnole fait de la mise à mort la conclusion logique de la confrontation entre l’animal sauvage et l’homme, la tauromachie équestre portugaise occulte cette dimension finale du spectacle pour la réaliser dans un couloir qui rappelle celui des abattoirs.

Les tauromachies métisses

Contrairement à ce que croient beaucoup de touristes attirés par les spectacles tauromachiques équestres le taureau de la corrida portugaise ne retourne pas dans ses pâturages après le combat. Il est abattu, parfois plusieurs heures et même plusieurs jours après, en souffrant littéralement de ses blessures. Dans les arènes françaises l’abattage du taureau est réalisé immédiatement après la sortie.
Toutes les tauromachies, qu’elles aient comme conclusion la mort du taureau ou non, s’inscrivent dans une singularité particulière, celle de l’affrontement entre les hommes et les bovins, et pas seulement les taureaux d’ailleurs. Les écarteurs landais s’affrontent à des vaches quant à ceux qui pratiquent le rodéo ils s’opposent à des animaux domestiques qu’ils pourront retrouver une fois le spectacle terminé, dans le pré voisin et à terme sous forme d’entrecôte dans leur assiette.
Si l’on se réfère encore une fois à la tradition espagnole, force est de constater qu’elle est au bout du compte l’aboutissement d’une évolution qui a pris ses formes actuelles à une date finalement très récente. La corrida qu’elle soit espagnole ou portugaise est dans une certaine mesure « fille des lumières ». Elle codifie les pratiques tauromachiques en introduisant par la voie législative qu’une protection des hommes mais aussi de l’animal. Le cheval des picadors est protégé par un carapaçon depuis 1928 et les piques sont munies d’une garde empêchant que l’animal ne soit trop affaibli, ce qui traduit à la fois une certaine dimension éthique dans cette pratique mais aussi sans doute la volonté de garantir un spectacle qui serait de moindre intérêt face à un animal trop diminué.

Les tauromachies populaires, sont souvent beaucoup plus cruelles, et l’historienne, Élisabeth Hardouin-Fugier se livre à un inventaire de pratiques violentes et d’arme meurtrière destinée à consacrer la victoire contre l’animal. Il est vrai que la perception que l’on pouvait avoir de la violence avant le XVIIe siècle n’était pas forcément la même qu’à notre époque.

Tauromachie des lumières

Il n’empêche que ces pratiques existaient réellement et qu’elles étaient dans une certaine mesure une sorte de détournement des pratiques pastorales traditionnelles, tant les objets utilisés étaient proches des instruments de travail. La question qui se pose de savoir si derrière ce spectacle violent, dont on peut supposer qu’il fait souffrir l’animal, il n’y aurait pas une sorte de jouissance.

Cette possible jouissance à tuer est d’ailleurs questionnée par une psychanalyste Marie Frédérique Bacqué. Dans son article : « la corrida entre pulsion de vie et pulsion de mort », un livre une analyse de ce qui est en jeu lorsqu’un aficionado regarde une corrida. De son point de vue le corrida et une mise en scène du combat entre les forces de la vie et les forces de la mort, une parodie d’une tentative de domptage par l’homme des forces telluriques de la nature. Pour la psychanalyste, ce qui est en cause ici ce sont les pulsions primitives qui ont subitement droit de cité, même si elle ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec les jeux du cirque romain où les exécutions capitales. C’est encore une des faiblesses de cette argumentation. Il s’agit bien dans une arène du sacrifice d’un animal et en aucun cas d’un être humain.

Pulsion de vie, pulsion de mort

Par contre, ce qui est évident c’est que pour ce sacrifice le torero expose sa vie. Et c’est bien dans ce sens qu’il y a une victoire de la vie contre la mort. En réalité, l’argumentaire vise à justifier l’idée que l’on puisse introduire un substitut à l’immolation du taureau, en expliquant au bout du compte que la beauté des costumes, des chevaux et des taureaux peuvent être mis en valeur sans la menace de la mort. Cela peut apparaître comme tout à fait contradictoires avec l’argumentaire évoqué plus haut sur le déni de la mort et de la souffrance animale considérée comme un invariant de nombreuses sociétés humaines.

Encore une fois, il convient d’expliquer, comme le fait Bartolomé Benassar qui considère que la mort du taureau et la conclusion logique du drame de la corrida, que le taureau de combat qui pénètre dans l’arène n’a jamais rencontré l’homme à pied et ne s’est jamais livré à cet exercice. Dans son article, José Manrubia, ancien torero, rappelle très opportunément un certain nombre de choses sur la nature des bêtes qui sont combattues dans les arènes. Un taureau de combat ne présente strictement aucun intérêt commercial en dehors de sa présence dans les arènes. C’est la raison pour laquelle, sans la corrida, cette race descendant de l’auroch primitif, issus de croisement avec une espèce africaine provenant d’Égypte, aurait probablement totalement disparu.
Cet animal possède un certain nombre de caractéristiques qui l’ont rendu impropre à la domestication. Sa tendance à charger tout objet en mouvement, ses comportements grégaires et un sens aigu de la propriété de son territoire le rende particulièrement difficile à domestiquer.

Paradoxalement, on a pu constater à plusieurs reprises qu’en cas de contact prolongé avec l’homme, ce qui arrive parfois lorsqu’un veau est élevé au biberon, il ne perd rien de son comportement combatif une fois qu’il est confronté à une provocation, celle du cavalier ou de l’homme à pied.
Enfin, pour ce qui concerne sa souffrance, qui justifierait aux yeux des anti corrida, leur abolition, les études montrent que la race du taureau de combat possède une faculté exceptionnelle, supérieure à celle de tout autre animal, d’anesthésier sa souffrance grâce au combat. Pendant son combat, le taureau libère une quantité exceptionnelle de bêta-endorphines qui ont pour effet de bloquer les effets de la douleur. Celle-ci serait par contre réveillée au cas où l’on procéderait au sacrifice de l’animal en dehors du combat.

La fausse alternative provençale

L’estocade en public apparaîtrait alors comme la solution la plus acceptable du point de vue de la souffrance animale, mais au-delà, comme la plus éthique. Une fois de plus si le taureau et tué après le combat, c’est parce que justement il a été toréé. Ce n’est pas le cas dans les autres tauromachies, où l’on apprend pas, pendant le combat, au taureau à chercher un leurre. Dès lors que le taureau a été déjà toréé, il irait frapper l’homme immobile au lieu de la cape ou de la muleta en mouvement.

Au-delà de la corrida de tradition espagnole ou portugaise, certains opposants à cet exercice présentent comme alternative la course camarguaise. Dès lors que ne comportent pas de mises à mort, elle serait considérée comme éthiquement plus acceptable. Patrick Siméon, un raseteur célèbre, rappelle que la mort n’est pas absente de cette tauromachie. D’abord parce que le risque pour les hommes qui s’y livrent et une réalité. De plus, la bravoure du taureau camarguais se manifeste surtout lorsqu’il va frapper violemment sur les barrières à la poursuite du raseteur qui a essayé de lui enlever ses attributs. Enfin, le taureau camarguais, est le résultat, non seulement d’une sélection, mais même d’une manipulation. Le taureau camarguais est en réalité un boeuf, puisqu’il a subi une opération que l’on appelle « le bistournage ».
Un taureau camarguais « entier » n’accepterait pas d’apprendre ce jeu qui consiste à défendre son territoire dans l’arène et à courir après le raseteur qui cherche à y pénétrer.
Enfin, en dehors des grandes vedettes que sont les grands taureaux, dont certains sont statufiés et enterrés debout après la mort, beaucoup de camarguais sont éliminés après quelques courses dès lors qu’ils ne donnent pas le spectacle que l’on attend d’eux. La tauromachie obéit aussi à la règle du jetable.
En réalité, les anti corridas qui voudraient opposer les deux traditions tauromachiques, l’espagnole et la camarguaise, rendraient un mauvais service aux raseteurs. C’est bien la tauromachie tout cours qui est leur cible et leur empathie pour cette tauromachie sans mise à mort n’est que procédé tactique.

Cet ouvrage ne fournira certainement pas aux anti corrida des arguments supplémentaires pour qu’il puissent se livrer à leurs différentes pratiques de terrorisme intellectuel, quand ce n’est pas du terrorisme tout court. Rappelons qu’il y a quelques années, le directeur des arènes de Béziers a été l’objet d’une tentative d’attentat avec un récipient de gaz piégé. La plupart des auteurs des articles qui composent cet ouvrage cherchent à comprendre d’abord et a expliquer ensuite le sens des différentes tauromachies. Elles ont certes des points communs, comme celui de la confrontation de l’homme à l’animalité, mais elles sont également des différences, et la tauromachie de tradition ibérique est bien un spectacle total, qui associe sensations esthétiques et pulsions primitives, tout en étant le résultat d’une réflexion éthique.
Cet ouvrage sera par contre très précieux pour les aficionados qui pourront y trouver des arguments qui serviront leur cause. Parce que c’est bien en ces termes que le problème se pose. Vouloir remettre en cause la tauromachie c’est vouloir imposer une sorte de pensée unique et une conception d’une civilisation qui se voudrait supérieure à toute autre. De ce point de vue les travaux de sociologues, de psychanalystes qui ont participé à ce colloque de 2008, sont tout à fait éclairants à propos des ressorts qui animent les adversaires de la tauromachie. Au moins, les aficionados sauront que leurs motivations sont beaucoup plus suspectes que les leurs. Le refus de voir la mort en fait sans doute partie.

© Bruno Modica