Joshua Greene est professeur de psychologie à l’université de Harvard. Dans cet ouvrage initialement paru en 2013, et qui vient donc d’être traduit, il s’attaque à une question centrale et immense, celle de la morale. Comment prenons-nous nos décisions morales ? Comment se comprendre et se parler avec ceux qui ne partagent pas notre conception des choses ? Voilà quelques unes des questions que soulève ce livre.

Une approche à la croisée de plusieurs disciplines

Joshua Greene convoque plusieurs types d’approches comme les neurosciences, les sciences cognitives et la philosophie pour comprendre comment notre société fonctionne et surtout peut-être ce qui nous sépare. On l’aura compris, c’est à une tentative de synthèse ambitieuse que se livre l’auteur. L’ouvrage comprend d’ailleurs un copieux appareil de notes et une riche bibliographie pour aller plus loin. Il fournit aussi des schémas et des images pour aider à comprendre tel ou tel point de raisonnement. Comme le dit lui-même Joshua Greene, « le postulat de ce livre est fondamentalement optimiste : nous pouvons augmenter nos chances d’atteindre la paix et la prospérité en améliorant notre manière d’appréhender les questions morales ». Afin de bien rendre compte de la pensée de l’auteur, ce compte-rendu prend le temps de citer des extraits du livre.

Une volonté d’imager le discours et d’accompagner le lecteur

Ce thème de la morale n’est pas forcément facile à traduire en langage accessible et c’est pour cela que Joshua Greene utilise de nombreuses images concrètes. Parmi elles, il imagine le cas de tribus devant cohabiter sur un même espace et les problèmes de paturage que cela pose. Il choisit aussi parfois l’image de l’appareil photographique pour illustrer d’autres idées. Le lecteur fait également un bout de chemin avec Alain et Bernard, deux personnages sans doute peu recommandables, mais qui ont le mérite de nous aider à matérialiser des aspects de la théorie de l’auteur. Joshua Greene convoque également de nombreux exemples concrets tout au long de l’ouvrage. Plutôt que d’aborder la question de la morale de façon désincarnée, il convoque des faits comme la réforme de la santé faite par Obama, l’affaire des caricatures de Mahomet au Danemark, la question du réchauffement climatique ou encore l’avortement. Si le livre nécessite une lecture attentive, il n’en est pas moins vrai que ces passages concrets aident à mieux appréhender les raisonnements. Encore plus que dans d’autres livres, il est utile de prendre le temps de décortiquer l’introduction, voire d’y revenir au cours de la lecture. Le plan est clairement annoncé et détaillé et Joshua Greene fait l’effort de se livrer à un point régulier de l’avancement de ses théories au début des grandes parties.

Les fondements de la morale

« Ce livre se propose de comprendre la morale à partir de ses fondements : ce qu’elle est, comment elle est née et comment elle s’installe dans notre cerveau ». Pour l’auteur notre « cerveau moral » permet de traiter des questions du type Moi et Nous, c’est-à-dire l’égoïsme contre le souci des autres. A travers le Moi contre Nous, c’est une façon de poser le problème de la coopération, ce qu’il nomme « la Tragédie des biens communs ». Mais les questions morales actuelles « diffèrent des questions dont la résolution a entrainé l’évolution de notre cerveau ». Avec le Nous contre Eux, c’est ce qu’il nomme la « Tragédie morale du sens commun ». Nos sentiments et nos croyances différentes nous empêchent de nous entendre. Pour l’auteur donc, « la morale est la solution trouvée par la nature au problème de la coopération au sein d’un groupe et elle permet à des individus aux intérêts contradictoires de vivre ensemble et de prospérer ».

Comment la pensée morale est conditionnée par l’émotion et la raison

Joshua Greene entame cette partie avec l’image de l’appareil photographique pour signifier que chaque être humain dispose de ce qu’il appelle un « réglage automatique » et un « mode manuel ». Le premier est lié aux émotions morales tandis que le second est « une capacité générale de raisonnement ». Cependant, la pensée morale est liée à la fois à l’émotion et à la raison. Joshua Greene s’appuie sur l’exemple du tramway et de la passerelle pour étayer son raisonnement. En quelques mots, rappelons que le dilemme est le suivant : un tramway dont les freins ont lâché se dirige vers cinq ouvriers qui mourront si rien n’est fait. Vous êtes sur une passerelle et à côté de vous se trouve un ouvrier avec un sac. Le seul moyen de sauver les cinq personnes est de pousser cet homme sur la voie. Il mourra, mais son corps et son sac à dos empêcheront la mort des cinq autres. Est-il moralement acceptable de pousser cet étranger vers la mort ? Il existe une variante avec cette fois un aiguillage et non un pont. Tout le propos de Joshua Greene est de comprendre pourquoi nous trouvons l’exemple de l’aiguillage acceptable alors que nous jugeons celui de la passerelle d’injustifiable. Il aboutit au fait que notre « cerveau moral fonctionne de deux manières ».

La monnaie commune

Dès lors, comment s’entendre ? L’auteur utilise l’expression de « métamorale » ou emploie également l’image de la monnaie commune. Il définit ce qu’elle est, à savoir « une philosophie morale globale propre à départager les morales tribales concurrentes, …son rôle est de négocier des compromis …et pour ce faire elle a besoin d’une monnaie commune, un système unifié servant à soupeser les valeurs ». Joshua Greene plaide pour l’utilitarisme mais il convient que le mot est piégé et peu attirant spontanément. En l’utilisant, il veut dire que nous devons nous efforcer de faire ce qui aura les conséquences les plus positives pour toutes les parties concernées. Il préconise ainsi qu’au lieu de demander aux hommes politiques et décideurs pourquoi ils accordent leur préférence à une politique plutôt qu’une autre, il serait plus utile de leur demander d’expliquer comment fonctionneraient concrètement ces mesures. Comme il l’écrit, ce « pragmatisme profond consiste à trouver des compromis fondés sur des principes : il nous permet de faire disparaitre nos différences en faisant appel aux valeurs que nous partageons, cette monnaie commune ».

Du côté des neurosciences

Tout au long de l’ouvrage, Joshua Greene utilise et détaille des expériences allant des plus connues, comme celles autour du dilemme du prisonnier, aux plus précises comme celle évoquée de Hamilin, Wynn et Bloom qui consiste à montrer à des bébés de 6 à 10 mois des séquences animées mettant en scène des figures géométriques. Il développe à un autre moment « l’effet média hostile » et tout au long du livre, il convoque donc de nombreuses expériences dont certaines sont assez sidérantes. Ainsi, dans ce dernier cas, des chercheurs ont demandé à des Arabes et à des Israéliens de regarder un reportage sur le massacre à Beyrouth en 1982. Même si chacun a vu le même reportage, chacun l’a jugé favorable à l’autre. On lira aussi avec intérêt celle de l’escalade biaisée qui montre que nous sommes plus sensibles à la douleur que les autres nous infligent qu’à celle que nous infligeons aux autres. Tous ces éléments qui servent sa démonstration peuvent intéresser au-delà du projet de l’auteur.

En conclusion, Joshua Greene revient sur ce qu’il nomme « un cadre qui nous permette de réfléchir à nos plus importants problèmes moraux ». Il rappelle qu’il y a deux types de problèmes moraux (Moi contre Nous et Nous contre Eux) et que l’homme utilise deux types très différents de pensée morale ( pensée rapide et pensée lente). Il faut donc faire coïncider mode de pensée et type de problème. Il cite six règles essentielles comme le fait de se concentrer sur les faits ou encore de se méfier de l’équité biaisée.

C’est donc un ouvrage ambitieux que propose Joshua Greene, et on lui sera grée de rapprocher des domaines de réflexion qui s’ignorent parfois. Il nécessite une lecture attentive mais, chemin faisant, il fait s’interroger le lecteur et propose une approche stimulante à la croisée des sciences et de la philosophie.

© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes.