Les éditions La Découverte réédite en format poche l’ouvrage de Benoît Coquard, paru en 2019, accompagné d’une postface d’une quinzaine de pages. L’auteur, qui travaille sur les classes populaires dans les milieux ruraux, est sociologue à l’INRAE (l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement).
Une enquête sur un « angle mort » des recherches sociologiques françaises ?
Benoît Coquard a mené une enquête ethnographique au long cours (commencée en 2010 donc avant l’épisode des Gilets jaunes) dans des groupes d’amis de régions rurales en déclin, dont la population diminue et qui attirent peu, même pendant les vacances. Il a mené cette enquête dans dix cantons peu peuplés du Grand-Est (Meuse, Haute-Marne…), éloignés des métropoles régionales, désindustrialisés, où les emplois sont rares et dans lesquels le vote à droite et à l’extrême-droite est fort. On est sur des terres où nombre d’ouvriers sont conservateurs. Son enquête porte sur les jeunes des classes populaires, milieu dont il est issu. Ou plutôt sur une fraction de ces classes populaires, implantées localement : des jeunes célibataires qui ont un emploi stable, le plus souvent d’exécutant, ou des couples dans lesquels un des deux, le plus souvent l’homme, en a un. Ces jeunes ont une « bonne réputation » et veulent se différencier des jeunes urbains des cités bien sûr mais aussi des jeunes précaires, sans emploi, de ces campagnes, sur qui, selon eux, on ne peut pas compter et dont certains sont des cas sociaux (des « cassos ») des toxicomanes. De fait, être auprès des uns oblige à ne pas fréquenter les autres. Pour l’auteur, peu d’études ont été menées sur ces hommes et ces femmes et les articles de journalistes ou de politistes parisiens véhiculent souvent des clichés et un certain mépris à l’égard de ces acteurs sociaux. D’où l’incompréhension de beaucoup face au mouvement des Gilets jaunes qui s’est aussi affirmé dans ces régions.
Des campagnes en déclin
Le Grand-Est n’est pas glamour, ce n’est pas une destination touristique alléchante. Ces campagnes dans lesquelles existaient des industries qui pourvoyaient nombre d’emplois ont vu les usines fermer et se raréfier et les emplois possibles diminuer, se précariser et changer de nature. D’où le sentiment largement partagé par les jeunes hommes que « c’était mieux avant » en ce qui concerne l’emploi bien sûr. Mais aussi dans le domaine des loisirs : la chasse n’était pas autant critiquée, les gendarmes étaient moins répressifs sur les routes, il y avait plus de monde dans les fêtes de village. Ce sentiment s’étend aussi aux relations entre les habitants : on pouvait laisser les clefs sur sa voiture, « tout le monde se filait un coup de main », il y avait moins de bagarres dans les bals… Sans reprendre ce discours, force est de constater que les emplois peu qualifiés ont décru, que les bals sont moins nombreux et attirent moins, que les bistrots ont vu leur nombre fortement diminuer et que quand ils existent, ils n’attirent plus autant. Pourtant, certains restent, s’y plaisent et n’envisagent pas leur vie ailleurs.
Rester
Dans les classes populaires, ceux qui restent sont souvent des jeunes qui « ne s’en remettent pas à l’école », privilégient les relations amicales locales, font d’abord confiance aux amis et aux relations pour trouver un emploi, peuvent ensemble travailler au noir, se rendre des services (auto-construction). Ils (ceux qui restent, ont « bonne réputation », un emploi stable) partagent un certain nombre de valeurs, ils sont de droite, voire 100% Le Pen pour nombre d’entre eux, même si quelques-uns ont des « potes » arabes. Ils valorisent ceux qui se donnent de la peine, critiquent ceux qu’ils appellent les « cassos », jugés fainéants, et font de la solidarité de « la bande de potes » un enjeu majeur. Ils affectionnent un certain mode de vie (les apéritifs impromptus, les sorties en bande) et des loisirs spécifiques, le plus souvent masculins (chasse, football, moto-cross…). Ceux qui constituent une « bande de potes » ne sont plus forcément issus du même village et peuvent vivre éloignés de 10, 20, 30 km, d’où un usage intense de l’automobile et l’importance de celle-ci. La sociabilité amicale tend à supplanter la sociabilité villageoise. Dans ces groupes, des jeunes d’origine maghrébine peuvent être admis, s’ils adoptent le style de vie de la bande : alcool, parfois cannabis, fêtes, coups de main en cas de difficultés, échanges de services… Mais les tensions peuvent aussi être réelles avec d’autres qui ne sont pas connus car cet attachement à l’autochtonie, au « Déjà, nous », peut être générateur de racisme.
Tous ceux qui restent n’ont pas ce profil et certains sont des contre-exemples, des repoussoirs pour ces groupes d’amis : trop peu qualifiés, ils n’ont que des emplois précaires, ils ne travaillent pas ou très peu, trainent dans la rue et certains sont dans l’addiction aux drogues. En effet, c’est dans les départements ruraux du Grand-Est que le taux de consommation d’héroïne par habitant est parmi les plus forts du pays.
Partir
Ces campagnes sont aussi affectées par le départ de membres des classes populaires. Certains partent mais conservent des liens forts avec ceux qui restent. Ce sont ceux qui deviennent militaires ou pompiers de Paris. Pour la plupart de ceux qui partent, les liens se distendent peu à peu, les retours sont moins fréquents et les façons de vivre et d’envisager l’avenir différent de plus en plus. Ceux qui partent sont plus souvent des jeunes femmes issues des classes populaires qui mènent des études en ville et s’éloignent ainsi de leurs anciennes relations avec qui elles partagent de moins en moins de choses. Les jeunes issus des couches moyennes qui quittent ces campagnes pour mener des études supérieures n’y reviennent eux que très rarement. Certains jeunes précaires tentent aussi de se refaire ailleurs mais les chances de succès sont relativement rares.
Finir une enquête ?
Dans la postface écrite en 2022, l’auteur revient sur les questions qu’on lui a posé lors des débats organisés après la publication de son ouvrage. Elles ont souvent porté sur le déroulement de l’enquête et sur la façon dont il a été perçu par ces jeunes pendant l’enquête. B. Coquard explique aussi que si les hommes ont rarement lu son livre, les jeunes femmes l’ont plus souvent fait et l’ont fréquemment contacté après pour lui faire part de remarques.
Très rares sont les études consacrées aux classes populaires dans les campagnes, c’est dire l’intérêt de celle-ci qui nous éclaire sur les transformations des sociétés dans le Grand-Est et au-delà. Cette enquête permet aussi de comprendre les ressorts du ressentiment populaire envers d’autres membres des classes dominées. La tâche de retisser des liens et de refaire du collectif entre les divers groupes des classes populaires dépasse cependant largement les compétences du sociologue.