La ruse est un des fondements immémoriaux de la guerre. Revisitée par les artistes mobilisés sous les drapeaux lors de la Première Guerre mondiale, elle enfante le camouflage. Ces soldats de l’illusion transforment alors leurs croquis et leurs pinceaux en armes de bataille pour inventer et développer des artifices destinés à égarer l’ennemi. Conservateur en chef du patrimoine à la BNF, Cécile Coutin présente dans ce livre une belle étude d’ensemble de la naissance et des particularités de cet art de combattre autrement. Même si «le camouflage n’est pas une arme qui tue, c’est une arme qui trompe» ainsi que le souligne joliment l’introduction, il n’en est pas moins un moyen de combat. Son éclosion au cours de la Grande Guerre découle de l’équation tactique inédite créée par la guerre des tranchées et par le don d’ubiquité de l’aviation. Dans ce cadre périlleux où passer inaperçu devient vital, furtivité et illusion s’avèrent des clés de survie et d’efficacité tactique d’autant plus précieuses qu’elles sont potentiellement décisives, en accroissant chez l’ennemi l’incertitude propre au «brouillard de la guerre».

Des idées et des hommes

Les premiers «artistes de l’invisible» sont des artilleurs, qui éprouvent la nécessité vitale de dissimuler au regard de l’ennemi leurs pièces de canon figées par l’avènement de la guerre de positions. Cécile Coutin dévoile les éléments de la petite controverse de paternité qui implique deux sous-officiers de réserve mobilisés au 6e régiment d’artillerie à pied, le peintre mondain Victor-Lucien Guirand de Scevola et le directeur de grand magasin Eugène Corbin. C’est en tout cas le premier d’entre eux qui effectue les démarches nécessaires pour faire connaître et adopter par le commandement les expérimentations des pionniers du camouflage. Ses démonstrations sont si concluantes qu’il est nommé en février 1915 à la tête d’une nouvelle formation, spécifiquement créée pour développer et valoriser les innovations dans ce domaine. L’insigne de spécialité adopté par les camoufleurs est le symbole parfait de leur action : il s’agit du caméléon.

La Section du camouflage acquiert vite une ampleur industrielle à la mesure des besoins du front. Les moyens humains mis à sa disposition sont considérables : à la fin de la guerre, elle emploie 3000 militaires, un nombreux personnel féminin de fabrication dont l’effectif atteint jusqu’à 10 000 ouvrières, des travailleurs annamites et des prisonniers de guerre allemands. Son vaste organigramme déploie un atelier central aux Buttes-Chaumont, des ateliers d’armées et des équipes d’installation sur le Front. Ce dispositif est soumis au secret défense. Par la suite, une Section d’étude du camouflage créée en novembre 1917 fait l’analyse scientifique des principes à suivre (matières, formes, ombres, teintes, reflets et éclairages, chimie des colorants…). Ses travaux aboutissent à l’élaboration d’une doctrine du camouflage synthétisée par une instruction réglementaire.

Promu capitaine, Guirand de Scevola s’entoure d’artistes peintres et sculpteurs, d’ouvriers d’art, de techniciens du spectacle, de cartonniers et d’artisans du bâtiment. Les recrues les plus convoitées sont les décorateurs de théâtre, dont le talent est habitué aux techniques du trompe-l’œil et aux grandes surfaces, et les artistes cubistes, dont l’aptitude à la déformation de la réalité est exploité pour déstructurer les formes par le bariolage. La Section du camouflage s’attache également les services d’accessoiristes de théâtre capables de concevoir des leurres, comme le talentueux Lucien Bérard.

Parmi les noms recrutés, certains sont soit déjà célèbres soit appelés à le devenir. Fernand Léger et Paul Landowski font partie des effectifs de la Section du camouflage. Malgré son âge, le dessinateur humoristique Forain a lui aussi tenu à contribuer à la lutte : il est nommé aux fonctions d’inspecteur général du camouflage. Si l’utilité militaire de leur action est certaine, l’expérience n’est pas non plus sans influence sur les conceptions artistiques des camoufleurs. On observe ainsi que l’inspiration cubiste entraîne une hybridation des talents avec les artistes classiques.

Des masques et des leurres

Les principes de mise en oeuvre du camouflage s’appuient sur le mimétisme et l’abstraction. Ses champs d’application sont d’une extrême diversité. La précision est indispensable à l’efficience des réalisations accomplies. Il faut transformer certains “habillages” au rythme des saisons. La minutie du travail effectué va jusqu’à constituer un catalogue d’échantillons des couleurs naturelles propres à chaque secteur du front, afin de produire des éléments de décor assortis.

La production de la Section de camouflage peut être distribuée entre deux catégories : celle des masques et celle des leurres. La première dissimule ce qui est, et la seconde exhibe ce qui n’est pas.

L’art de masquer est le premier domaine visité par les techniciens de l’illusion. L’usage des filets et toiles de camouflage, rideaux et panneaux peints, et dans une moindre mesure des cagoules et capotes bariolées (parmi les expérimentations mises à l’essai figure la création de la tenue léopard, non retenue à l’origine et à présent largement adoptée à travers le monde) est rapidement généralisé. Leurs domaines d’utilisation sont d’une grande variété. Canons, véhicules et chars sont couverts de peinture bariolée pour briser leurs formes, effacer leurs volumes, estomper leurs silhouettes et les confondre dans leur environnement. Des échafaudages couverts de filets et de mousselines arachnéennes, des faux talus et des plantations artificielles dérobent aux vues les pièces d’artillerie et les dépôts. Des écrans de protection occultent les cheminements stratégiques et les ouvrages d’art. Même la robe des chevaux trop clairs est passée à la teinture ! Des techniques d’émission de brouillard artificiel sont conçues pour contrer le repérage aérien, et le grand canal du parc de Versailles, élément d’orientation marquant, est caché par un vaste dispositif de pontons, radeaux et branchages.

Parallèlement, un véritable “service des farces et attrapes” animé par des accessoiristes de théâtre développe la science des leurres. Il s’agit principalement d’artifices aptes à dissimuler armes, positions et postes d’observation. L’étendue de leur gamme témoigne de l’extrême ingéniosité de leurs concepteurs : faux troncs d’arbres, meules creuses, ruines aménagées, trous d’obus factices, reproductions de carcasses d’animaux et de cadavres humains, et même bornes kilométriques… L’industrie la plus active est l’installation de postes d’observations ou d’écoute se fondant dans le paysage du front par substitution à certains éléments préexistants : la plupart du temps, il s’agit de troncs d’arbres, qui sont remplacés par des arbres blindés abritant un observateur ou bien par de simples périscopes en fonction de leur épaisseur. Des guérites blindées surmontées de taupinières sont insérées dans le parapet des tranchées.

Une autre branche de l’activité des leurres est la création d’aménagements et de matériels factices. Faux canons, mannequins de tranchées et têtes de soldats en papier mâché, entre autres, servent d’accessoires cibles destinés à faire tirer l’ennemi de manière à repérer ses guetteurs et ses tireurs d’élite, ses postes de mitrailleuses et ses positions d’artillerie. À une envergure supérieure, de fausses positions sont installées pour désorienter le repérage aérien et visuel et détourner l’attention de l’adversaire. Le projet le plus stupéfiant et le plus démesuré à avoir été envisagé est un « faux Paris » destiné à attirer les raids nocturnes de bombardement. Il s’agit d’un vaste et ingénieux montage de structure légères simulant en pleine campagne à quelques kilomètres de distance le plan de la banlieue nord-est. L’illusion est complétée par les jeux d’éclairage mis au point par le spécialiste des illuminations de grands magasins. Mais ce site est opérationnel trop tard en 1918 pour vérifier son efficacité : le début du repli allemand a alors déjà mis fin aux attaques aériennes.

Camouflages aériens et maritimes

Aéronefs et navires sont également concernés par le souci de furtivité. Les ballons captifs sont passés à la peinture de camouflage. Le ventre des avions est bariolé aux couleurs du ciel et leur dos à celles du sol pour atténuer leur trace visuelle. Les jeux de peintures qui couvrent les bateaux leur apportent une protection passive très efficace. Contrastes de couleurs et bandeaux en zigzag sont conçus pour créer des effets d’optique qui perturbent l’identification par les U-Boots des silhouettes, de la nature, de la distance et du cap de leurs cibles. Imitant l’exemple des Britanniques, pionniers dans ce domaine, la Royale crée en 1917 une section de camouflage maritime, qui fait ses essais sur des maquettes avant d’expédier les plans de réalisation finale aux chantiers navals.

Si les Français sont les inventeurs de la nouvelle science de la dissimulation qu’est le camouflage, les armées alliées se mettent aussi à leur école. Ils en adoptent les méthodes en les élargissant parfois à de nouveaux champs d’action (c’est ainsi que les Britanniques créent le camouflage maritime). En face, l’armée allemande est une imitatrice nettement plus tardive et à moins grande échelle des pratiques du camouflage, mais conçoit avec virtuosité de fausses positions d’artillerie qui, animées par d’efficaces effets pyrotechniques, attirent d’inutiles tirs de contre-batterie.

Une synthèse de référence richement illustrée

C’est avec passion que Cécile Coutin évoque ce sujet passionnant. Malgré de bénignes erreurs factuelles à peine discernablesOn note des confusions entre artillerie et génie s’agissant notamment de Guirand de Scevola, lequel était artilleur et non sapeur. Par ailleurs, la fiche sur le site Mémoire des Hommes du camoufleur Arthur Guillez, mort en 1916, lui accorde un mois d’existence supplémentaire, le contenu scientifique du propos est très solide et met à contribution les archives militaires, les fonds journalistiques et artistiques, ainsi que les souvenirs de certains protagonistes, notamment ceux de Guirand de Scevola et André Mare.

Le plaisir de la lecture est plus que bonifié par la qualité de l’illustration qui l’accompagne. La richesse et l’abondance de son iconographie sont un authentique régal visuel. Le choix des 300 documents présentés est aussi varié qu’intéressant. On peut y admirer des photographies en noir et blanc de réalisations in situ au Front et de l’activité des ateliers du camouflage, des dessins, épures et interprétations d’artistes (provenant notamment des carnets de croquis du dessinateur André Mare), des images d’objets et de vêtements camouflés déposés dans les collections publiques, des reproductions de documents d’archives, des aquarelles et des plans d’aménagement. Le seul petit regret vient peut-être du nombre réduit des autochromes présentés. En annexe, sont proposés un répertoire des artistes camoufleurs, un curieux florilège de chansons sur les camoufleurs, et une bibliographie.

Tout à la fois livre d’art et livre d’histoire, ce beau volume au contenu éditorial particulièrement soigné possède donc tous les attributs d’une somme de référence – et d’une belle idée de cadeau. On ne peut qu’y admirer la diversité, la créativité, et l’ingéniosité des éléments d’une aventure de guerre hors normes. Variation féconde des noces de l’art et de la guerre, le camouflage a eu cette stimulante vertu d’inverser les rapports traditionnels entre leurs deux univers : pour une fois, c’est l’art qui a inspiré la guerre et non pas l’inverse.

© Guillaume Lévêque