Jean-Pierre Filiu a séjourné dans la bande de Gaza du 19 décembre 2024 au 21 janvier 2025 et le récit qu’il fait de ce temps passé dans l’enclave palestinienne est celle d’un historien tout à la fois éclairé et humaniste. Alors que certains n’y voient qu’un point chaud du globe, l’auteur, universitaire spécialiste – et reconnu – du Moyen-Orient donne des clés pour mesurer ce qu’est la vie quotidienne dans la guerre.
Le chaos
L’historien utilise ce simple mot de cinq lettres pour décrire ce qu’est devenue Gaza après le 7 octobre. La mise en place d’une zone-tampon élargie à à 1 kilomètre de la frontière avec Israël a entraîné le vide et les ruines d’un bâti qui n’existe plus. Il ne reste rien où se loger, où se laver, où manger, où vivre. Le déplacement forcé des populations a emmené avec lui ce tumulte au fur et à mesure de l’avancée du nord vers le sud, à la recherche d’un semblant de sécurité dans la zone humanitaire. C’est un autre chaos qui se crée alors. En tout premier lieu, celui des camps de réfugiés aux tentes enchevêtrées et fragiles sous les éléments naturels : le froid, la pluie, le vent qui s’ajoutent à la promiscuité. Le renforcement du blocus depuis le 7 octobre a mis encore davantage en péril la fragile chaîne de vie que la population gazaouie avait réussi à se créer. Le bois de chauffage manque au quotidien, l’eau potable est une denrée rare dans celle qui fut une oasis dans le désert : 2 litres par personne, moyenne invivable. Nulle part, ailleurs, où aller.
La survie
Une autre vie quotidienne s’organise, c’est la force des habitants de l’enclave qui croient toujours en un avenir meilleur. Tout se monnaie en shekels : des réparateurs de billets redonnent vie aux vieilles coupures. Le carburant est bloqué par l’armée israélienne qui contrôle les points de passage : les bonbonnes de gaz permettent aux véhicules d’avancer. Des points de charge permettent aux téléphones d’être alimentés et de garder un lien avec les proches. Mais parfois, le quotidien est insurmontable.
Les hôpitaux, les soignants sont pris dans l’engrenage de la guerre que ce soit au sol ou par les airs, nul lieu n’est un sanctuaire pour l’armée israélienne. Il faut évacuer les malades mais, partout les infrastructures sanitaires sont à terre. La polio fait sa réapparition dans les camps amenant sous l’égide de l’ONU à la mise en place d’une immense campagne de vaccination lors de pauses humanitaires. Des nourrissons meurent d’hypothermie en décembre sous les tentes. Les Nations-Unies ont rapidement dénoncé « une guerre contre les enfants » qui se déroule à de multiples échelles. La disparition des infrastructures éducatives et la promiscuité des camps de toile provoquent la recrudescence des viols obligeant nombre de parents à marier jeunes leurs filles pour les « protéger ». La Cour Pénale internationale condamne, l’ONU s’alarme mais cela ne change rien pour les 2,1 millions d’habitants pris dans l’engrenage de la guerre.
Un témoin
Jean-Pierre Filiu a passé 32 jours et 33 nuits dans une enclave dans l’enclave – la zone définie par l’armée israélienne entre Deir Al-Balah et Khan Younes – au plus proche de ses habitants. Parlant le même dialecte qu’eux, habitué des lieux et de leurs habitants, il fait entrer le lecteur dans des réalités méconnues. Le travail remarquable des humanitaires qui, au risque de leur vie, s’efforcent d’amener leurs convois aux plus démunis. Ils doivent faire face aux pillages de bandes organisées, aux attaques de l’armée israélienne qui tire sur les foules affamées car, tous ceux qui assuraient l’ordre public dans la bande de Gaza a aussi été désintégré après le 7 octobre. L’avenir des habitants de Gaza est dans les mains du Hamas, de multiples factions internes et externes, d’Israël et plus loin encore à Washington et pourtant les Gazaouis tiennent.
L’enclave est fermée à la presse internationale, les informations qui en sortent reposent sur le travail des civils qui se font reporter au péril de leur vie. RSF a déposé plusieurs plaintes à la CPI pour crimes de guerre, les 3/4 des journalistes tués dans le monde en 2023 l’étaient à Gaza. Dans » Un historien à Gaza « , Jean-Pierre Filiu témoigne pour que « les victimes de Gaza ne soient pas tuées deux fois » en disparaissant dans le silence, ce qu’il réussit avec puissance et humanité.