Dans son nouvel ouvrage, l’universitaire italien Enzo Traverso nous propose une histoire culturelle de la révolution.
Enzo Traverso est professeur de sciences humaines à Cornell University (État de New-York). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, traduits dans une quinzaine de langues, parmi lesquels l’Histoire comme champ de bataille (2010), La fin de la modernité juive( 2013) et Mélancolie de gauche (2016) parus aux éditions La Découverte.
Dès l’introduction, Enzo Traverso revient sur sa redécouverte du Radeau de la Méduse (1819) de Théodore Géricault. Cette peinture, « met en scène la souffrance des gens ordinaires » et évoque « à la fois un naufrage et l’annonce d’une révolution ». C’est donc à un parcours entre ces deux pôles, défaite et espoir, que nous invite Enzo Traverso, en analysant les révolutions, leurs représentations et leur part émotionnelle. En s’appuyant sur l’héritage de Karl Marx et de Walter Benjamin, qui envisageaient la révolution comme une interruption soudaine du continuum historique, une rupture de l’ordre sociale et politique, E. Traverso s’essaie à une compréhension critique des révolutions. La révolution est étudiée comme « pur objet historique » . Loin de la stigmatisation ou de l’apologie, l’ouvrage entend proposer une « élaboration critique » du passé, en reprenant à son compte le concept «d’images dialectiques » de W. Benjamin. Pour ce faire, Enzo Traverso rassemble « les fragments intellectuels et matériels d’un passé révolutionnaire » en s’appuyant sur une multitude de sources (statues, peintures, affiches, objets,chansons..). Il s’agit pour lui de «réhabiliter le concept de révolution comme clef de l’histoire moderne » en tant « qu’expérience vivante à la dynamique imprévisible ».
Les locomotives de l’histoire
L’auteur revient longuement sur l’apparition du chemin du fer. Le train est ici le symbole de l’ère industrielle, mais c’est aussi une référence à la définition de Marx des révolutions « locomotives de l’histoire ». E. Traverso aborde également le rôle du train dans la révolution mexicaine ou le célèbre train blindé de Trotski qui fut son quartier général pendant la guerre civile russe ( notons au passage que Trotski et son Histoire de la révolution russe sont convoqués à de nombreuses reprises tout au long de l’ouvrage). L’auteur conclut cependant ce premier chapitre en rappelant que de nos jours, les trains « évoquent davantage la rampe d’Auschwitz que la révolution ».
La question des corps révolutionnaires
A travers l’étude des corps insurgés, les corps idéalisés que les intellectuels prêtent aux ouvriers ou celle des corps animalisés dont les penseurs réactionnaires affublaient par exemple les communards. De belles pages sont consacrées au deux corps du peuple, au corps souverain, à la régénération des corps ou à leur immortalité ( corps de Lénine embaumé). En évoquant les corps libérés, Enzo Traverso rappelle la révolution des esclaves de Saint-Domingue qui conduisit en 1804 à l’indépendance d’Haïti, première république d’esclaves noirs libérés. La révolution russe d’octobre 1917 réalise les conquêtes les plus significatives pour les femmes (égalité juridique, droit au divorce, à l’avortement). Avec la révolutionnaire bolchévique Alexandra Kollontaï, les femmes soviétiques purent goûter à « l’amour rouge » pendant les années 20, la libération sexuelle accompagnant alors la libération sociale. Mais dans les années 30, le « Thermidor sexuel » imposé par Staline redonne une position centrale à la famille et rétablit l’illégalité de l’avortement et de l’homosexualité.
Concepts, symboles et lieux de mémoires
C’est ici, l’étude de nombreux thèmes et aspects aussi divers que la commune de Paris, la contre-révolution,des penseurs comme Carl Schmitt, les films de Sergueï Eisenstein (Octobre) ou des objets comme la barricade, le drapeau rouge…
La figure de l’intellectuel révolutionnaire, de 1848 à 1945
Des pages très intéressantes sont consacrées aux frontières historiques et spatiales des intellectuels révolutionnaires. Le rôle des « bohémiens et des déclassés » est largement étudié pour rappeler que le projet révolutionnaire de transformation du monde était défendu par des marginaux et des déclassés, soulignant au passage le déni d’un Karl Marx, conspuant la « bohème » anarchiste mais refusant d’admettre qu’il venait lui aussi à ce monde d’intellectuels déclassés, « lumpen » ou « bohémiens ». Le livre s’arrête aussi sur certaines de ces figures intellectuelles occidentales (G. Lukacs, A. Gramsci), sur le féminisme radical ( Claude Cahun) mais il aborde aussi le monde « colonial » avec le parcours de personnalités comme Hô Chi Minh, Manabendra Nath Roy, Jose Carlo Mariategui ou C.L.R James. Les parias, les bannis, les compagnons de route sont également passés en revue avant que l’auteur ne tente de dresser un idéal-type de ces intellectuels révolutionnaires.
Le rapport et les tensions entre liberté et libération
C’est un des traits typiques de la culture du XIXe siècle, en analysant par exemple La liberté guidant le peuple de Delacroix (tableau présenté en 1831). Dans les pages consacrées à l’ontologie de la liberté, E. Traverso reprend les critiques de Marcuse contre la position de Sartre, perçue comme « un idéalisme qui ignorait l’histoire en en faisant un trait purement contingent de la subjectivité individuelle ». La définition ontologique de la liberté est en effet au cœur de l’Etre et le Néant, ouvrage publié en 1943, quelques semaines avant le soulèvement du ghetto de Varsovie. Traverso, rejoignant là Marcuse, considère fort peu probable que les juifs mourant alors de faim dans le ghetto aient été habités par le sentiment « d’être libre transcendance inqualifiable ». Cette distinction conceptuelle entre liberté et libération est aussi analysée à partir des écrits de Foucault, Arendt et Fanon. L’auteur s’attarde par exemple sur les ambiguïtés d’Hannah Arendt, reprenant à la fois des conceptions de la liberté parfois proches de l’anarchisme ou de celles de Rosa Luxemburg, et d’autres, notamment dans sa critique de la Révolution française, beaucoup plus proches de celles de Tocqueville et du libéralisme conservateur. C’est ce qui peut expliquer son indifférence à la question sociale ou à toute forme de révolution contre le colonialisme.
Le caméléon communiste
Enfin, dans le dernier chapitre, Enzo Traverso s’emploie à brosser un tableau du « caméléon communiste ». Il propose une réflexion sur la périodisation des vagues révolutionnaires successives et tente de montrer les différents visages du communisme. Il revient notamment sur la définition plurielle du communisme qu’il définit selon 4 profils : le communisme comme révolution, comme régime, comme anticolonialisme, et enfin, le communisme comme variant de la social-démocratie. Toutes ont comme matrice commune la révolution d’octobre 1917 et presque toutes trouvèrent leur épilogue après 1989.
La révolution française de 1789 et la révolution bolchévique de 1917 sont donc au coeur de l’ouvrage d’Enzo Traverso et de sa réflexion. Ce dernier démontre d’ailleurs très bien l’européocentrisme de la conception révolutionnaire, tout en s’attachant à décrire d’autres exemples de révolutions (haïtienne, mexicaine, chinoise , cubaine…).Des lecteurs pourront peut-être trouver que certaines expériences révolutionnaires ne sont pas assez développées (guerre d’Espagne, Portugal en 1974, Nicaragua en 1979..), mais pour appuyer sa démonstration l’auteur n’a pas besoin de viser à l’exhaustivité.
De même, en faisant le choix de s’appuyer essentiellement sur les « traditions de la gauche communiste » (et trotskiste), l’auteur, sans toutefois les négliger, accorde assez peu de place aux mouvements anarchistes ou gauchistes. Un groupe comme « Socialisme ou barbarie », pourtant essentiel dans sa critique marxiste du totalitarisme stalinien, n’est pas du tout évoqué.
En dépit de ces quelques réserves mineures, Enzo Traverso nous offre ici un livre passionnant, servi par une érudition impressionnante, une démarche intellectuelle originale et exigeante, et par un vrai talent de plume. Révolution est de ces livres qui vous donnent immédiatement envie d’en lire ou relire beaucoup d’autres.
En reprenant la formule d’Edgar Morin, qui,au moment de l’effondrement de l’URSS, écrivait : « aujourd’hui s’est terminée la plus monstrueuse d’une gigantesque aventure pour changer le monde », Enzo Traverso dresse un bilan laconique mais lucide de l’échec du communisme-régime, qui emporta le communisme-révolution.
Il n’en invite pas moins le lecteur à « extraire le noyau émancipateur du communisme de ce champ de ruines » et rappelle que « les révolutions ne se laissent pas programmer, elles arrivent toujours inattendues ».