C’est le récit d’un témoin de colonisation de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie à l’Afrique occidentale, Emmanuel Ruault analyse aussi bien les sociétés autochtones que l’organisation militaire et l’administration coloniale. L’enseignant pourra y trouver quelques textes utiles à proposer aux élèves pour une vision d’époque. L’auteur montre par exemple à la fois la sécurisation de la boucle du Niger face aux chefs de guerre locaux et à l’esclavage endémique que la brutalité des opérations militaires et les attitudes diverses des Européens face aux populations locales.
Un regard plein de nuances bien utile aujourd’hui pour pondérer des discours parfois caricaturaux de dénonciation ou d’apologie de la colonisation.
Après un tout premier chapitre pour situer le personnage, ses origines et sa formation, l’ouvrage est découpé en deux grandes parties autonomes correspondant à deux espaces bien différents: monde pacifique et Afrique de l’Ouest et deux moments de la carrière militaire d’Emmanuel Ruault. Quelques cartes et dessins complètent l’édition de ce texte.
En préface, Paul Butel, qui a enseigné l’histoire moderne à l’université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, spécialiste d’histoire maritime et coloniale, présente l’officier Emmanuel Ruault, son grand-père, issu d’une famille de diplomates qui choisit la carrière militaire au moment même de la défaite de Sedan en 1870.
Il rappelle qu’Emmanuel Ruaut a rédigé son récit dans les années 20, sans doute à partir de notes prises dans l’action mais que les faits relatés datent de 1878 à 1896.
C’est Christian Huetz de Lemps, géographe de l’université Paris IV et spécialiste des mutations des identités insulaires dans le Pacifique qui introduit la première partie: Nouvelle -Calédonie, Tahiti, Marquises. C’est le début de carrière, les premières campagnes d’un jeune officier de l’artillerie de marine. L’introduction situe le texte dans un contexte plus large et met en valeurs les éléments les plus intéressants.
C’est l’occasion de découvrir les premières impressions d’un jeune français sur la navigation vers le lointain pacifique, une distance-temps bien différente de nos ressentis actuels, sur le milieu militaire et les jalousies, oppositions entre les différentes armes dans un univers pourtant numériquement restreint et sur le monde colonial en pleine gestation en ce début de la troisième République. S’il n’est pas à l’abri d’un regard très occidental dans sa description des kanaques, grands forts mais réfractaires au travail; il dénonce dans l’affaire de la rébellion de 1878, le poids de la colonie pénale et son inefficacité: “ elle fut provoquée par les exactions de toutes sortes et les incroyables sévices que les colons exerçaient sur les indigènes.”. Après ces premiers engagements dans la répression en Nouvelle Calédonie, il découvre et décrit la vie à Tahiti et aux Marquises avec autant de précision que de plaisir. S’il fut très sensible à la douceur de vie en Polynésie ainsi qu’à la beauté des paysages décrits d’une plume poétique il n’ oublie pas les réalités économiques et sociales. Un retour en métropole entre deux campagnes est l’occasion d’un récit de la traverser des Etats Unis en chemin de fer de San Francisco à New-York.
C’est Alain Huetz de Lemps, professeur de géographie à l’université Bordeaux III, spécialiste de la vigne et du vin, qui introduit la seconde partie: les campagnes africaines de 1882 à 1891. Un rappel de la situation de la France dans cet espace, depuis 1857, donne une vision d’ensemble utile avant la lecture du texte lui-même.
L’auteur dresse quelques portraits sans complaisance de ses collègues officiers français: bravoure au combat mais souvent piètres administrateurs, il évoque les relations souvent difficiles entre Européens civils et militaires aux intérêts divers dans l’aventure coloniale et la forte mortalité dues aux maladies. Le récit des opérations militaires est toujours précis et donne des informations précieuses sur les oppositions et attentes diverses des peuples et des souverains africains comme Samory ou Ahmadou face à la France dans un très vaste espace “contrôlé” par à peine 1500 hommes des troupes coloniales. Il évoque aussi les rapports délicats entre la colonie et les milieux métropolitains qui ne comprennent pas toujours une situation complexe et surtout si lointaine à propos de la sécurisation de la zone de la ligne de chemin de fer Sénégal-Niger.
Le texte toujours précis donne des informations et des réflexions plus personnelles sur le pays, une étonnante description du baobab, la nature des villages et leurs fortifications de terre: les tatas mais aussi le rôle des femmes dans la société wolof ou le bois sacré dans la culture bambara. Il montre une bonne connaissance des réalités locales dans son analyse des enjeux religieux: Islam ou catholicisme, opposition ou acceptation de la colonisation pour les peuples animistes, de la politique à mettre en place face à l’esclavage traditionnel. La description de son rôle de chef de poste permet de comprendre qu’au-delà des questions militaires et des relations diplomatiques avec les chefs locaux, il lui faut rendre la justice, gérer un territoire, pourvoir à l’hygiène de vie de ses soldats… Il s’intéresse ainsi à la pharmacopée locale, au développement de l’école ou la relance du commerce traditionnel du sel trans-saharien.
Après quelques mois dans des postes métropolitains, son retour au Sénégal en 1888 est marqué par des opérations militaires plus importantes. Le récit prend alors un ton épique pour relater les combats, il permet de reconstituer le déroulement des opérations militaires menées contre Ahmadou et ses guerriers Toucouleurs. Il montre à la fois la dureté des combats et des conditions de la vie militaire en brousse et la valeur reconnue à un ennemi téméraire comme aux soldats indigènes qui servent sous ses ordres.
L’intérêt réel et le respect d’Emmanuel Ruault pour les populations africaines font de ses mémoires un témoignage de qualité.
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