Nicolas Lyon-Caen (Centre de recherches en histoire moderne – Paris I, Ecole des Chartes) exploite un corpus très riche pour retracer le parcours d’une famille, la famille Homassel, du milieu du XVIIe siècle au milieu du siècle suivant. Ce corpus est composé du récit autobiographique de Jacques Homassel rédigé dans les années 1730-1740, de la biographie à visée hagiographique de sa sœur, Michelle, rédigée par la fille de Jacques, Maris-Catherine. Nicolas Lyon-Caen a complété ces deux textes, publiés in extenso dans la seconde partie de l’ouvrage, par l’autobiographie spirituelle de Marie-Catherine et des lettres conservées dans les archives familiales.

Nicolas Lyon-Caen prend le parti d’une lecture croisée de ces deux égo-documents. Il se refuse à toute généralisation des parcours que révèlent ces derniers. En effet, rédigés pour transmettre des valeurs à leurs descendants, ils ne révèlent aucune conscience de classe. Cependant, les parcours des Homassel sont éclairés par d’autres sources et par d’autres études historiques. Ainsi Nicolas Lyon-Caen évite l’écueil d’une lecture singulière de ces documents et parvient à mettre en évidence des mécanismes sociaux.
Nicolas Lyon-Caen s’inscrit dans une double actualité de la recherche historique qui privilégie l’étude de trajectoires individuelles, familiales, notamment à travers l’étude des égo-documents mais aussi porte un regard plus attentif aux acteurs « moyens » de la société.

Mobilités et famille

Originaire de Lorraine, plus précisément des environs de Verdun, la famille Homassel fait preuve d’une forte mobilité géographique et sociale. Paris est l’un des pôles majeurs de cette mobilité. A travers les trajectoires des différents membres de la famille, Nicolas Lyon-Caen parvient à cerner les facteurs de la mobilité sociale à Paris. S’il bénéficie probablement de la présence d’un réseau lorrain, sans doute constitué dans les années 1630 en raison de la guerre de Trente Ans, le père de Jacques et de Michelle ne parvient à s’installer à Paris, au milieu du siècle, qu’au prix d’un déclassement social. Les corporations parisiennes n’intègrent pas, en effet, un étranger sans capital social et financier. La génération suivante exploite le capital social de la famille implantée à Paris mais leur intégration au monde des corporations parisiennes se fait par le bas. En l’absence de capital financier, leur horizon demeure borné. Ainsi en est-il de Jacques, dans les années 1670-1680, qui ne parvient pas à être reçu maître encore moins à s’installer à son compte. Dans les années 1700, la sœur benjamine de Jacques, Barbe, conjugue savoir-faire (éducation dans le monde de la boutique), capital social et capital financier (héritage de sa sœur Michelle) pour intégrer par le haut l’univers des corporations (mariage avec un maître tailleur).
La famille joue un rôle essentiel dans la mobilité familiale des Homassel. Elle accueille les enfants et contribue ainsi à transmettre valeurs et compétences. Elle accueille aussi les déclassés. Le père de Jacques se réfugie à Calais chez son frère après l’échec de son commerce de grains à Paris, puis retourne près de Verdun lorsque son entreprise de commerce maritime échoue à Calais. La famille offre un réseau pour se marier. Michelle est ainsi mariée à Guillaume Fontaine qui a en commun avec Etienne Trehard, mari de la tante, chez qui elle est hébergée, la même activité (finances) et sans doute une même origine géographique (Mayenne). La famille met au service de ses descendants son crédit social et financier. Ainsi, Etienne Trehard se porte-t-il caution pour Jacques lors de la signature de son contrat d’apprentissage.

Des parcours singuliers … à l’individualisme ?

Jacques prend en charge la manufacture de moquettes d’Abbeville en 1683 pour le compte du banquier protestant Jean de La Gueze. Il met à profit l’édit de Fontainebleau pour s’emparer de cette manufacture après une longue procédure judiciaire. Il intègre alors le corps des notables d’Abbeville et suit le cursus honorum du bourgeois qu’il n’aurait pu accomplir à Paris. S’il s’enrichit considérablement, achète des terres et un fief dans la campagne d’Abbeville, il ne cherche pas particulièrement à changer de statut. Il reste ainsi à l’écart du présidial, lieu privilégié des stratégies d’anoblissement et de promotion sociale.
La sœur de Jacques, Michelle, veuve très tôt, suit un autre modèle de promotion sociale. Elle acquiert en effet une réputation dans les cercles dévots parisiens de la fin du XVIIe siècle, notamment au sein de l’Oratoire. Elle y parvient grâce à une pratique rigoriste (ascèses, pratique quotidienne de l’oraison, …) et à l’encadrement religieux qu’elle assure au sein de l’atelier de couturière qu’elle dirige. Michelle s’inscrit ainsi pleinement dans la Réforme catholique que connaît la France depuis les années 1630.

Pour Nicolas Lyon-Caen, ces parcours individuels ne témoignent en aucun cas d’une montée de l’individualisme. Si Jacques Homassel utilise beaucoup le « je », le « moi » ou le « me » dans son récit autobiographique, ni lui ni sa sœur ne s’affranchissent des règles sociales, des traditions familiales. Ainsi Michelle accueille sa jeune sœur et sa nièce, comme Jacques son neveu. Ils s’inscrivent ainsi dans la tradition familiale de mobilité des jeunes et de leur accueil par les aînés. Par ailleurs, les écrits de Jacques et de sa fille Marie-Catherine s’inscrivent dans un contexte familial tendu. A travers les valeurs qu’ils comptent transmettre à leurs descendants s’inscrivent en effet en filigrane
des questions de succession.

A travers les trajectoires des Homassel, Nicolas Lyon-Caen nous offre un éclairage passionnant sur le monde de la boutique, sur l’univers de marchands moyens qui révèlent des aspects souvent méconnus de la société française d’Ancien Régime.

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