Dans ce nouvel ouvrage consacré aux guerres de Religion, Hugues Daussy, spécialiste de l’histoire politique du protestantisme aux XVIe et XVIIe siècles, entend donner un regard différent sur ces temps troublés qui ont mis le royaume de France en lambeaux. Ce livre n’est donc en rien un récit chronologique, mais le fruit d’une démarche sélective et thématique. La volonté de l’auteur est de mettre ici en lumière un choix de traits caractéristiques de cette période conflictuelle, pour en faire ressortir les véritables enjeux et apporter une compréhension des dynamiques alors à l’œuvre. A titre personnel, je trouve qu’Hugues Daussy atteint son but dans cet ouvrage dense mais clair et d’une lecture très agréable.
Le plan de l’ouvrage s’organise en six chapitres, apportant chacun un éclairage sur ces « années de fer et de feu » au cours desquelles se sont inlassablement croisés engagement religieux et combat politique, défense de la foi et lutte pour le pouvoir. On ne saurait donc réduire le temps des guerres de Religion à sa violence, ses cruautés et exactions multiples engendrées par l’explosion d’une haine confessionnelle, elle-même exacerbée par la ferveur religieuse des parties en présence, catholiques comme protestants.
Fractures profondes dans le royaume
Le premier chapitre, intitulé « Un corps démembré » brosse un portrait du royaume et des fractures profondes et mouvantes qui affectent le corps politique, social et religieux, sur fond d’embrasement progressif et généralisé du pays. Après un bref retour sur l’émergence de la Réforme en France et son éclosion au grand jour dans les années 1550, Hugues Daussy met en exergue les fragmentations du territoire et de la société. Il compare ainsi le royaume à un tissu fragilisé par une infinité de microdéchirures qui le rendent incontrôlable et vulnérable en permanence, y compris dans les périodes de paix théorique, du fait d’une coexistence quasi-impossible entre deux confessions antagonistes. Les lignes de faille sont partout, traversant l’ensemble de la société comme les familles, exacerbant les inimitiés et les conflits de fidélité, en particulier au sein de la noblesse dans laquelle les conversions au calvinisme sont légion, jusque dans la plus haute aristocratie. A cela s’ajoute une partition supplémentaire, contribuant au caractère interminable du conflit, celle des partis, ligues et associations plus ou moins structurés qui apparaissent et se recomposent tout au long de celui-ci. Ils segmentent en effet encore davantage un espace politique et religieux déjà bien morcelé.
Les puissances étrangères
Dans un deuxième temps, Hugues Daussy s’intéresse à un autre acteur majeur du conflit : les puissances étrangères. Les guerres de Religion constituent effectivement une crise d’ampleur internationale, s’inscrivant dans le cadre d’une Europe occidentale déchirée elle aussi par les fractures confessionnelles et les conflits religieux, dont le sol français n’est que l’un des nombreux terrains d’expansion. Aussi assiste-t-on au cours de celles-ci à de nombreuses interventions de princes voisins du royaume, qu’elles se cantonnent au domaine diplomatique ou qu’elles se manifestent par un soutien financier et militaire. Mues par la volonté d’éviter une bascule irrémédiable du royaume de France dans l’un ou l’autre camps, mais aussi par des intérêts stratégiques propres aiguisés par un pays au bord de l’implosion (années 1590), ces interventions sont favorisées par les sollicitations des partis qui s’affrontent, huguenots comme catholiques zélés, face à une lutte qui dépasse leurs capacités de mobilisation. Au milieu de tout cela, le pouvoir royal tente de mener sa propre barque, afin que la situation ne lui échappe pas totalement.
Une guerre des plumes
Ce dernier doit par ailleurs faire face à une guerre des plumes catholiques et huguenotes qui s’affrontent tout au long de la période à coup de pamphlets et d’argumentaires visant, notamment, à dénigrer l’adversaire et à s’exonérer de toute accusation de rébellion. Mais cette abondante production polémique est surtout à l’origine d’une brutale accélération de la pensée politique, avec comme problématiques centrales, la difficile articulation entre identité politique et conviction religieuse d’une part, et la question de la nature de l’exercice du pouvoir monarchique d’autre part. Concernant la première question, celle de la séparation des sphères politique et religieuse, l’opposition entre les deux camps est frontale. Pour les huguenots, cette séparation est indispensable : ainsi espèrent-ils obtenir derrière la légalisation de leur religion. Pour les catholiques, elle est impossible, car elle reviendrait à séparer sédition et hérésie. En revanche, catholiques et huguenots peuvent se rejoindre sur la vision d’un exercice du pouvoir royal mixte, dans lequel l’aristocratie jouerait pleinement son rôle de conseil au côté du souverain, dans le cadre d’une monarchie tempérée. Parallèlement, on constate l’apparition d’écrits bien plus dangereux pour la monarchie du fait de leur dimension radicale et subversive, puisqu’ils s’attaquent à la notion de souveraineté et incitent à la désobéissance en cas de dérive tyrannique. L’assassin d’Henri III, Jacques Clément, est ainsi exalté par des écrits émanant d’auteurs affiliés à la Ligue, satisfaite de la disparition d’un souverain qui avait fauté en éliminant quelques mois plus tôt ses principaux chefs.
Le pouvoir royal
Par ce geste, Henri III créé une pratique nouvelle, celle du « coup de majesté », qui consiste à briser une opposition afin de rétablir pleinement et entièrement l’autorité menacée du souverain. Dans le quatrième chapitre de son ouvrage consacré au pouvoir royal, Hugues Daussy entreprend une relecture des règnes des derniers Valois. Il insiste sur la nécessité de dépasser l’impression d’une improvisation permanente et d’une perte de contrôle apparent, pour au contraire mettre en évidence des lignes de conduite dans la gestion des rivalités intestines qui déchirent le royaume. C’est d’abord la politique très habile de la reine-mère Catherine de Médicis, au temps du bref règne de François II (1559-1560) et de la minorité de Charles IX (1560-1563). Mélange de pragmatisme et de résignation, la politique menée par Catherine de Médicis repose sur un choix à la fois contraint et assumé du dialogue (jamais totalement abandonné, comme en témoignent les âpres négociations qui précèdent l’Edit de Nantes), ainsi que sur une volonté de double endiguement, de la grande noblesse d’un côté, des périls de la guerre intestine de l’autre. Abandonnée définitivement en 1567, cette politique d’endiguement laisse place à un durcissement de la monarchie, qui se traduit notamment par la légitimation de l’assassinat comme moyen de se débarrasser des chefs huguenots (Saint-Barthélemy, 24/08/1572) ou de la Ligue (assassinat des Guises, 23 et 24/12/1588). En parallèle, l’Etat royal se renforce, sous l’impulsion notamment d’Henri III qui réorganise l’appareil politico-administratif et la cour, tout en surhumanisant sa personne. Il bénéficie sur ce dernier point de la montée en puissance des théories absolutistes (Jean Bodin). Paradoxalement, la situation de crise, qui met en péril la monarchie, aboutit à un renforcement de l’autorité royale, sorte de crise de croissance à l’heureuse issue dont Henri IV tirera pleinement les fruits au cours de son règne.
Rétablir la paix
L’une des principales missions d’Henri IV, une fois la paix revenue, sera de rétablir un royaume brisé et anéanti par quatre décennies de guerres civiles et un quotidien fait alors d’exactions, de pillages, de meurtres, de ravages et de destructions qui ont mis à terre sa prospérité. Hugues Daussy distingue toutefois deux périodes. La première, qui s’étend jusqu’à la Saint-Barthélemy, est marquée par des exactions innommables et épouvantables, proportionnelles à l’état d’exaltation des âmes. L’antagonisme spirituel joue donc alors un rôle central dans le déchaînement de violence qui traverse le royaume, et dont le point d’orgue est atteint lors de l’immense massacre de la Saint-Barthélemy. La seconde est davantage marquée par des violences en lien avec la présence et l’activité militaire, plus particulièrement après 1585. La naissance de la Ligue cette année-là, puis l’avènement d’un roi protestant en 1589, aboutissent en effet à une aggravation et une généralisation des affrontements armés jusqu’au retour de la paix en 1598. Tout le royaume est alors durement éprouvé : aux ravages et aux tourments infligés à la population par les soldats s’ajoutent le désordre et le déclin de l’économie, l’inflation et une pression fiscale croissante. Tout cela contribue à nourrir chez de nombreux Français l’aspiration d’un retour durable de la paix, qui se concrétise enfin avec l’Edit de Nantes (30/04/1598).
Mais, justement, l’Edit de Nantes met-il définitivement un terme aux guerres de Religion ? Pour finir, Hugues Daussy en revient à la chronologie, mais pour mieux la bousculer, l’interroger et émettre des propositions alternatives. Il met tout d’abord en avant l’idée d’un conflit sans évènement déclencheur, s’attaquant ainsi au mythe du massacre de Wassy (1/03/1562) comme point de départ des troubles. Il développe au contraire l’hypothèse d’une montée progressive de la conflictualité, dont les racines sont à chercher au mitan des années 1550, quand les communautés réformées se dressent au grand jour, provoquant une brutale prise de conscience, chez le pouvoir royal comme chez les catholiques, de l’existence d’une minorité silencieuse dont ils ne soupçonnaient pas l’importance. Le conflit débute alors, avec une accumulation de faits de peu d’ampleur qui cristallisent les tensions, lesquelles prennent une autre dimension avec l’entrée en scène en 1562 de la haute aristocratie. Hugues Daussy s’attaque également à la division totémique du conflit en huit séquences de guerre, entrecoupées de périodes de paix. Cette construction si commode pour se retrouver dans des évènements foisonnants, élaborée par les historiens dans la seconde moitié du XIXe siècle, nuit de facto à la bonne compréhension du conflit, notamment parce que la guerre civiles n’a jamais réellement cessé. Mais aussi parce que les véritables articulations de ce conflit ne résident pas dans les édits de pacification et les prises d’armes, mais dans d’autres évènements, tels la conjuration d’Amboise (1560) ou la conversion d’Henri IV (1593). Il insiste par ailleurs sur la complexité d’un conflit qu’il ne faut pas jauger uniquement à l’aune des soubresauts survenant au sommet de l’Etat. Enfin, il pose la question du terme de ces guerres (ou de cette guerre ?), reconnaissant la rupture que constitue l’Edit de Nantes, puisque si la conflictualité confessionnelle se poursuit aux XVIIe et XVIIIe siècles, c’est avec des modalités et une extension sans commune mesure avec le temps des guerres de Religion.