C’est l’histoire d’un mouvement syndical largement décrié, presque « maudit » aujourd’hui, suffisamment pour être devenu une insulte lancée lors des piquets de grève en direction des salariés et ouvriers refusant la lutte et continuant le travail. Les Jaunes ont constitué une entreprise inédite sur le territoire français, brisant avec la tradition révolutionnaire qui dominait le monde syndical et sa plateforme centrale qu’est la Confédération Générale du Travail (CGT).

Cet ouvrage est l’oeuvre d’un spécialiste des Jaunes : Christophe Maillard. Docteur en Histoire, formateur à l’ESPE de Franche Comté, celui-ci avait déjà publié une biographie du grand leader des Jaunes, Pierre Biétry, natif de la région, en 2013 Pierre Biétry : 1872-1918 Du socialisme au nationalisme, ou l’aventure du leader des Jaunes à la Belle Epoque, 2013. Sur 160 pages Christophe Maillard poursuit donc son étude en se focalisant sur le mouvement en lui-même. Certes les Jaunes avaient déjà fait l’objet de recherches et d’études, notamment l’ouvrage de Zeev Sternhell La Droite révolutionnaire publié en 1978. La thèse de l’auteur avait alors secoué la communauté historienne : la France aurait aussi été frappée par le fascisme, pire elle l’aurait fait naitre dans les premières années du XXème siècle, avec le mouvement des Jaunes, prémices des Ligues des années 1930. Face à des lectures largement marquées par les apriori idéologiques, Christophe Maillard entend, par son ouvrage, relire l’épopée jaune et ses pendants sociaux, culturels et politiques.

Replongeant dans les origines du « Syndicat Numéro Deux », Christophe Maillard dresse le portrait idéologique des premiers syndicats jaunes et de ses adhérents : influence du syndicalisme chrétien, notamment dans sa volonté de rechercher la concorde avec les patrons et non la lutte des classes à laquelle les Jaunes s’opposent absolument ; indépendance, apolitisme et volonté d’être non confessionnels. C’est autour de ses grands axes que Paul Lanoir et Pierre Biétry développeront le premier programme des syndicats jaunes : créer « un syndicalisme nouveau fécond et nationalisé », privilégiant la négociation et l’union des ouvriers et patrons, reléguant la politique de la grève aux dernières extrémités. Bien vite ces syndicats reçoivent le soutien de grands industriels et de certains politiques (l’Action Libérale Populaire). Paul Lanoir a, parallèlement à la préparation du premier congrès national des jaunes, fondé une Bourse du Travail indépendante, devant concurrencer la CGT. Et force est de constater le succès de cette politique : fin 1902 les Jaunes font jeu égal avec « les Rouges ».

Cependant très vite la figure de Pierre Biétry se détache et prend le pas sur le fondateur Paul Lanoir. Cet envol débute avec la fondation de la Fédération Nationale des Jaunes de France (FNJF) début 1902. Biétry est un ouvrier horloger de la région de Belfort, doué de charisme et d’une vraie capacité de tribun. Avec l’opposition grandissante entre Lanoir et Biétry se développe une nouvelle approche, soucieuse d’offrir une alternative au socialisme internationaliste de la CGT. Pierre Bietry est ainsi le père du « socialisme national » des Jaunes, teinté d’un fort antisémitisme. Syncrétique, le corpus idéologique de Biétry plonge dans les écrits anarchistes de Fourier, Proudhon, mais aussi dans les écrits des penseurs libéraux du XVIIIème. Défense de la propriété privée, coopération et rôle limité de l’Etat sont autant d’idées programmatiques des structures jaunes.

Rapidement la notion d’indépendance politique est abandonnée : la FNJF disparait dès juillet 1902, pour réapparaitre sour l’appelation d’Union Fédérative des Ouvriers et Syndicats Professionnels en décembre, associée au Parti Socialiste National que Bietry dirige toutes deux. Cette initiative originale, tentant de fédérer les éléments les plus contradictoires et réactionnaires de la société de l’époque (le PSN recrute massivement chez les anti-dreyfusard) s’engage ainsi sur la voie du boulangisme.

Le mouvement jaune prendra véritablement son essor en 1904. La structure change encore de nom et de forme, redevenant Fédération Nationale des Jaunes de France (FNJF) se dotant d’un journal Le Jaune où s’expose le programme politique et syndical : association ouvrier-patron, défense de la propriété privée pour les ouvriers, corporatisme. Dès le 1er Congrès le mouvement revendique officiellement 322 000 travailleurs. Particulièrement bien implantés en Meurthe et Moselle et dans les ports, les syndicats jaunes sont marqués par une grande instabilité, ne cessant de se créer et de disparaitre. Cherchant à faire société ou contre-société ouvrière, très vite les syndicats jaunes tentant de mettre en pratique leurs idéaux : caisse de prêt gratuit, caisse de secours, projets de maisons familiales etc. A Caen, au Havre, à Saint-Pierre-la-Palaud se développent des projets d’entraide des travailleurs qui rendent les Jaunes extrêmement populaires. Ces projets matériels s’accompagnent d’une éducation morale, par les publications jaunes : la figure de l’ouvrier travailleur, aimant son pays et fidèle à son « bon patron » (à l’image d’Edgar laroche-Joubert d’Angoulême ou Gaston Japy distribuant des actions à ses ouvriers) se développe en opposition au fonctionnaire rouge, internationaliste et fainéant. Les femmes ne sont pas en reste dans les syndicats jaunes. Plus sensibles aux thèses conservatrices en ce début de XXème siècle, elles participent en masse aux mouvements jaunes, sous l’impulsion des écrits ecclésiastiques (Les Cahiers de l’ouvrier de Théophile, prêtre ardent défenseur de Biétry). Cette donnée s’explique avant tout par la prédominance des visions conservatrices où les mères et femmes constituent un socle majeur de la société.

Signe du virage conservateur engagé, les tensions entre Jaunes et Rouges se développent, tant à l’écrit sous la plume des journalistes du Jaune (les articles s’en prennent aux intellectuels comme aux députés et notamment Jaurès) que dans les réunions publiques sur tout le territoire : chaque déplacement se traduit par des mots durs, voire des pugilats, à l’image de la réunion publique de juin 1905 à Nantes où 7 à 800 Rouges interviennent dans la réunion. La discussion vire à la bagarre générale après un échange de coups entre Biétry et le leader rouge Blanchard. Cette opposition conduit par endroit à des drames (mort du syndicaliste jaune Jean Bard à Pierre-la-Palud en juillet 1905).

Rapidement Biétry entend convertir le succès syndical des Jaunes en dynamique politique. C’est sur la base du programme des Jaunes que se lancent 4 candidats aux législatives de 1904. Seul Biétry sera élu sur la circonscription de Brest. Faisant une entrée triomphante au Palais Bourbon, Bietry n’hésite pas à brouiller très rapidement son message en décidant de siéger entre la gauche et l’extrême gauche tout en se posant comme opposant premier à Jaurès. Biétry entend cependant faire naitre autour de sa personne et de ses idées une coalition de droite cherchant à faire tomber les gouvernements républicains et progressistes de l’époque : face au Bloc des gauches Biétry veut le rassemblement des droites. Son radicalisme conduira finalement à sa perte : en 1908 lors d’un débat à la Chambre Biétry prendra à parti publiquement le magistrat ayant réhabilité Dreyfus, ce « misérable juif ». Explosion dans l’assemblée où Bietry est sorti manu militari par la garde. Si le leader jaune entendait faire parler de lui et fédérer les mouvements de droite derrière sa personne, c’est la défiance qui, au contraire, prime. Les alliés de Biétry le lâchent, celui-ci se fâche avec Drumont et Maurras et dès la fin 1908 le mouvement jaune est sur le déclin. Aux législatives de 1910 aucun jaune ne se présente. Quittant la présidence des jaunes en 1912, Biétry part en Cochinchine fonder une entreprise d’exploitation de caoutchouc. Il y meurt en 1918. Le mouvement aura alors disparu depuis longtemps, la dissolution ayant été voté en 1913.

Christophe Maillard tire de cette relecture de l’histoire jaune plusieurs enseignements :

  • Le mouvement jaune a achoppé sur son positionnement flux et fluctuant rendant difficile une lecture cohérente de son idéologie. Il a achoppé aussi sur son profond antisémitisme qui les a isolé des problématiques ouvrières, auxquelles les syndicats révolutionnaires étaient plus attentifs.
  • Malgré l’échec syndical et politique des jaunes, une partie de leurs combats et de leurs idées seront repris par des mouvements politiques (Doriot et le PPF pour Zeev Sternhell) ou syndicaux (CFTC).
  • A l’inverse des études de Sternhell, Christophe Maillard lit l’échec de l’épopée jaune comme une démonstration de l’imprégnation républicaine et démocratique de la France en ce début de XXème siècle, ce qui invalide partiellement la théorie du pré-fascisme français.


Quoi qu’il en soit l’oeuvre que nous avons eu le grand plaisir de lire éclaire une part méconnue de l’histoire syndicale et politique française. Largement documenté et sourcé (l’auteur inscrit toute sa démarche dans la recherche constante de nouvelles sources afin d’aborder de manière moins partisane le sujet d’étude) l’ouvrage de Christophe Maillard constitue une lecture que nous recommandons aux personnes soucieuses de découvrir une expérience syndicale unique, originale, reflet des tensions et fractures politiques et sociales de son temps.