C’est un livre d’art certes, mais c’est aussi un manifeste et un bel objet qui fera date. Dans ce copieux livre de 500 pages, Luce Lebart et Marie Robert nous font découvrir tout un pan de l’histoire de la photographie trop souvent ignoré jusque-là. Elles redonnent aux femmes photographes « des cinq continents toute la place qu’elles méritent » en mettant en lumière le travail de 300 femmes photographes sur près de deux siècles. Le livre comprend une bibliographie, une biographie des autrices et un index des photographes.
La structure de l’ouvrage
L’ouvrage est composé de deux textes introductifs puis l’approche est chronologique à partir de la date de naissance de chaque photographe. Ce choix est certes arbitraire, mais il permet aussi d’éviter toute forme de classement ou de hiérarchie inconsciente reconstituée. Ce compte-rendu suit donc cette même logique. Chaque photographe est présentée sur une page avec un de ses clichés et un texte. Régulièrement, le livre est interrompu par des portfolios qui permettent de donner à voir davantage d’images de certaines des photographes qui viennent d’être présentées.
Les autrices concèdent que le choix est forcément incomplet puisque, entre les oublis et les obligations éditoriales, « doubler le volume de l’ouvrage n’aurait pas suffi pour faire honneur aux milliers de photographes qui ont ainsi été identifiées ! ». Elles assument aussi le choix d’avoir fait appel uniquement à des plumes féminines pour parler des femmes photographes. Pour résumer leur état d’esprit, on peut s’appuyer sur leur déclaration : « Il est urgent d’écrire différemment une autre histoire ».
Pour une histoire mondiale des femmes photographes
Dès le début, Luce Lebart et Marie Robert rappellent l’interrogation fondatrice de Michelle Perrot en 1973 qui se demandait : « Les femmes ont-elles une histoire ? ». Elles soulignent que dans le domaine de la photographie, très peu de femmes ont accédé à la notoriété, et rares sont celles dont les noms sont parvenus jusqu’à nous. L’effet Matilda joue à plein dans le monde de la photographie comme dans d’autres domaines. Ce concept, mis en avant par l’historienne Margaret W. Rossiter, désigne au départ les mécanismes du déni et de la minimisation de la contribution des femmes à l’histoire des sciences aux États-Unis.
Ce qui est frappant aussi, c’est que même quand elles ont obtenu de leur vivant une reconnaissance, les femmes ont ensuite systématiquement tendance à disparaître du grand récit de la création. En France, c’est paradoxalement à un homme, Christian Bouqueret, que l’on doit la reconnaissance dans les années 1980 de figures féminines importantes comme Germaine Krull ou Ergy Landau. Depuis 2014, plusieurs évènements dont l’exposition « Qui a peur des femmes photographes ? », aux musées d’Orsay et de l’Orangerie, ont permis de faire re-découvrir les femmes photographes. Il s’agissait alors de montrer « comment la photographie a été un moyen d’expression et un outil d’émancipation ».
Une longue tradition de discrédit
Marie Robert développe d’abord l’idée du discrédit dont les femmes photographes ont été l’objet. Elle montre qu’elles ont longtemps été assignées par « les historiens aux rôles de muses, de modèles … décrites comme adjuvantes ou exécutantes ». Elles furent aussi associées à la sphère privée et la publicité conforta les stéréotypes en axant la vente de telle ou telle nouveauté sur sa facilité d’utilisation par ce public. En tout cas, cet ouvrage balaie l’idée que les femmes photographes n’auraient rien produit d’intéressant en montrant une incroyable diversité de clichés ou de supports. Parfois, l’appareil photographique a pu permettre aux femmes de se rendre dans des endroits où elles ne pouvaient normalement pas aller. Marie Robert souligne enfin l’importance des passeuses ainsi que la contribution de certaines femmes à la théorie de la photographie.
1799-1876
Le livre commence en évoquant Anna Atkins qui réalisa le premier livre illustré par des photographies. Les découvertes sont nombreuses dans cette partie et, comme pour tout l’ouvrage, il est difficile de rendre compte d’une telle richesse. Pourquoi mettre davantage l’accent dans ce compte-rendu sur Constance Talbot plutôt que sur Laure Braquehais ? La présentation à équivalence de place favorise finalement le choix subjectif sans risquer de se laisser influencer par un nombre de pages plus important. La photographie de portrait de Julia Margaret Cameron au milieu du XIXème siècle est frappante. Bertha Wehnert-Beckmann fut elle une pionnière du tirage sur papier et de la photographie de nue. Louise Laffon pratiqua un large éventail de productions au sein d’un atelier commercial.
Isabelle Bird est un exemple de ces femmes qui parcoururent le monde à la fin du XIX ème siècle et elle fit plus que simplement photographier la Chine. On peut suivre également Alexandrine Tinne, une aristocrate néerlandaise passionnée de voyage. Sofia Tolstoi fut plus que la femme de Léon et ses clichés donnent à voir la vie de celui-ci dans la Russie de l’époque. La danoise Julie Laurberg s’engagea pleinement dans le combat pour la reconnaissance des droits des femmes. Quant à Harriet Pettifore Brims, elle fut l’une des premières femmes photographes professionnelles en Australie. Ensuite, et pendant une trentaine de pages, on trouve le premier portfolio de l’ouvrage lié aux photographes qui viennent d’être présentées.
1877-1904
On découvre May et Mina Moore qui comptent parmi les photographes australiennes les plus connues. Elles ont notamment pris des clichés de célébrités mais il est difficile aujourd’hui de les distinguer. Naciye Suman fut la première femme photographe de l’Empire ottoman et elle développa une entreprise prospère qui réalisait des portraits envoyés aux maris mobilisés lors la Première Guerre mondiale. Margaret Watkins fut elle une des premières à « concevoir et exploiter un langage publicitaire innovant ». Elle réalisa ce qu’on peut qualifier de « natures mortes domestiques ».
Thérèse Bonney documenta beaucoup le Paris de l’entre-deux-guerres mais elle réalisa aussi des reportages notamment en Finlande. Elle cessa ses activités après la Seconde Guerre mondiale car elle considérait que photographier un visage n’avait plus de sens. Gertrude Fehr choisit de quitter l’Allemagne en 1933 et réalisa d’étonnantes compositions comme Nu-Fleur reproduite ici. Le livre n’oublie pas les « classiques » comme Dorothea Lange, Berenice Abbott ou Leni Riefenstahl. Le deuxième portfolio se déploie ensuite sur une trentaine de pages.
1905-1927
Cette partie offre également son lot de photographes connues comme Gisèle Freund, Diane Arbus ou Vivian Maier, mais surtout son lot de découvertes. On peut mentionner, de façon toujours subjective, Lola Alvarez Bravo qui donne à voir la vie quotidienne au Mexique. Kata Kalman fut l’une des premières photographes hongroises à avoir pratiqué le documentaire social avec ses portraits d’ouvriers agricoles notamment. Tsuneko Sasamoto couvrit elle toutes les étapes majeures du Japon au XX ème siècle avec des clichés qui montrent le Japon détruit par l’arme atomique ou encore les manifestations étudiantes des années 60. Hou Bo a travaillé à plein temps pour Mao Zedong entre 1949 et 1961 et offert des clichés saisissants du pays. Le portfolio déroule ensuite trente pages d’autres photographies des artistes qui viennent d’être présentées.
1928-1949
Maria Cristina Orive, ambassadrice de la photographie latino-américaine réalisa de nombreux clichés dont un devenu iconique de Salvador Allende. Xiao Zhuang, une des premières femmes photographes de la Chine communiste, couvrit plus de vingt ans de l’histoire de son pays, principalement des années 50 aux années 70 en se focalisant sur la vie des gens ordinaires. On est très intrigué par les réalisations d’Anna Blume qui vécut en RFA et qui propose d’étonnantes compositions où les objets dépassent le rôle qui leur est assigné comme avec la série « Cuisine en furie ».
Les autrices mettent en lumière les travaux expérimentaux de Katalin Nador, une photographe hongroise jusque-là oubliée. On fait connaissance avec Sandra Eleta « la plus grande photographe panaméenne du XX ème siècle ». Pilar Aymerich photographia elle les dernières années du franquisme et elle voulait conserver les traces de l’insurrection citoyenne. Suzy Lake se consacra à photographier le corps féminin en insistant sur son vieillissement. Le portfolio permet d’approfondir la découverte.
1950-1981
Lesley Lawson propose une photographie socialement engagée et qui veut témoigner du quotidien de la communauté noire au temps de l’apartheid en Afrique du Sud. L’icône Cindy Sherman est présentée à égalité des autres artistes. Tish Murtha a réalisé quant à elle de nombreux clichés sur la classe ouvrière anglaise. On découvre aussi le travail de Shirin Neshat, photographe iranienne ou d’Inta Ruka qui raconte la vie en Lettonie.
Renée Cox propose des photographies parfois provocatrices qui visent à déconstruire les « stéréotypes liés à la représentation du corps féminin noir. » Cui Xiuwen s’intéressa au statut des femmes en Chine et cette artiste, née en 1967 et disparue en 2018, fut la première artiste chinoise exposée à la Tate Modern. Un dernier portfolio est proposé et se termine par un cliché de Novsha Tavakolian intitulé « Portrait de Négin à Téhéran ».
On sort ébloui de cet ouvrage qui permet une mise en lumière de tellement d’artistes souvent méconnues et qui offre aussi un panorama saisissant de deux cents ans de photographies. Quand on pense que les autrices ont du faire des choix, on rêverait d’un volume 2 !
Jean-Pierre Costille pour les Clionautes.