Michel BALARD, spécialiste de l’Orient médiéval, est professeur émérite de l’université de Paris-I Sorbonne. Il s’est intéressé, notamment, à l’établissement des colonies franques dans l’Orient médiéval du XIe jusqu’au XVe siècle, lors de l’apogée des cités-États de la péninsule italienne. Son ouvrage ici chroniqué est une réédition de 2010.

A partir du XIe siècle, l’idée de croisade s’insère au cœur de la société chrétienne et constitue, tout au long du Moyen-Age, le moteur de l’expansion de l’Occident dans le monde méditerranéen. Cet épisode historique sans précédent va durer près de quatre siècles. L’ouvrage de Michel BALARD présente de façon claire et synthétique les origines et la nature de ce phénomène, entre «pèlerinage en armes» et migrations de populations. L’auteur en souligne la complexité à travers diverses grilles de lecture : économiques, démographiques, religieuses, politiques. Il démontre aussi, comment loin d’apporter les résultats escomptés ni favorisés les rencontres entre les cultures, ces campagnes ont d’abord servi la chrétienté à prendre conscience d’elle-même. Durant les huit croisades présentées dans cet ouvrage, l’auteur met en lumière deux lignes de force : la tradition du pèlerinage vers Jérusalem et le développement de l’idée de guerre sainte dans la pensée pontificale. Il montre également que, chez les croisés, la quête de Jérusalem ne peut être séparée de la gloire et de la fortune qui se réalisent dans la création d’Etats latins en Orient, prémices de la colonisation moderne.

De nos jours, le terme de croisade draine, dans son sillage, toute une cohorte de clichés tant le terme est galvaudé et politisé à outrance. Il n’est donc pas surprenant que nos contemporains imaginent sans peine les croisés comme des bêtes sanguinaires, avides de sang, semant la destruction et la mort sur leur passage jusqu’à atteindre leur but final, Jérusalem. C’est donc à l’historien qu’échoit le devoir d’expliquer et de faire comprendre, grâce à son travail de distanciation, les motivations, les souffrances mais également l’élan mystique qui tenaillaient les milliers de pèlerins et de chevaliers qui s’élancèrent vers l’Orient incertain. L’auteur souhaite, avant tout, nous expliquer les mécanismes de ces multiples migrations qui se déroulèrent du XIe siècle au XIVe siècle. D’ailleurs, les contemporains ne distinguaient pas forcément croisade et pèlerinage. Ces expéditions composites n’ont été que tardivement dénommées par le terme de croisade, de même que les participants de croisés. Il faut attendre, semble-t-il, le pontificat d’Innocent III (1160 – 1216) pour voir ce terme apparaître clairement, puis de façon régulière et officielle. Au XIIe siècle, ce sont des périphrases par lesquelles sont dénommées ces expéditions : voyage vers Jérusalem, voyage en Terre sainte ou plus simplement pèlerinage. Enfin, au XIIIe siècle, lorsque la voie terrestre vers la Palestine est abandonnée au profit de la route maritime, ce sont les voyages d’outre-mer et les passages qui sont usités. Puis, vers 1250, le terme de croisade fait son apparition et s’impose pour caractériser l’envoi de soldats du Christ pour défendre Jérusalem. La croisade est donc un pèlerinage en armes dont le but est de défendre le Saint-Sépulcre de Jérusalem. La croisade, en elle-même, est placée sous l’autorité de l’Eglise, par une bulle pontificale, sous l’autorité d’un légat. Signe de reconnaissance, ses participants s’identifient grâce au port de la croix et bénéficient de privilèges spirituels et temporels garantis par l’Eglise.

Pourquoi les croisades ?

Simple en apparence, cette question reste néanmoins complexe. Certains historiens ont avancé des motivations purement économiques. En effet, les cadets de famille, dans l’impossibilité juridique de recevoir des terres en héritage, en auraient profité pour partir vers l’Orient et s’y tailler des fiefs et autres seigneuries comparables à ceux de leurs aînés, héritiers exclusifs des biens du lignage restés en Europe. Si cette théorie n’est certes pas sans fondement, ces cadets pouvaient entreprendre ces actions en Europe même où de vastes entreprises de défrichement s’opéraient alors. D’autres hypothèses sont également avancées. Les républiques maritimes italiennes, en pleine expansion, auraient alors souhaité élargir leur débouchés commerciaux. Les hommes d’affaires italiens qui avaient, depuis plus d’un siècle établi des liens avec l’Orient bien avant la première croisade, saisirent tout l’intérêt qu’ils pouvaient tirer des croisades en transportant les troupes, les pèlerins et, aussi, acheter les produits et les matières premières à leurs sources. Mais Constantinople et Alexandrie demeuraient des débouchés commerciaux incontournables alors qu’Acre, Beyrouth ou Jérusalem, fraîchement occupés par les croisés, ne représentaient qu’un embryon au cœur des logiques commerciales des républiques italiennes. D’autres historiens avancèrent la question démographique comme moteur de la croisade. Il est vrai que l’Europe connut, entre le XIe et XIIe siècle, une forte poussée de sa population. La croisade aurait donc joué une sorte de valve de sécurité et servi d’exutoire à des chevaliers sans terre ni titre. Bien qu’aucune donnée globale ne soit encore disponible pour la démographie européenne à cette époque, on sait que le pic démographique s’est produit vers la fin du XIIe siècle, soit une décennie, environ, après le début des croisades. Le surplus de population aurait, par conséquent, sans doute alimenté la dynamique vers l’Orient mais sans en être véritablement la cause directe. Comme le précise Michel BALLARD, il faut sans doute regarder le contexte mental et psychique de l’Occident à la fin du XIe siècle. La tradition des pèlerinages d’une part, et, une nouvelle guerre pour Dieu, d’autre part, peuvent expliquer le phénomène de la croisade. Le pèlerinage, tradition bien ancrée parmi la population, véritable rite de pénitence est considéré comme l’accomplissement d’une destinée religieuse. Il assure ainsi la purification du pénitent et la rémission des péchés, notamment par les souffrances endurées durant le très long voyage terrestre depuis l’Europe. Par ses douleurs, ses dangers, ses maladies et ses privations, le voyage du pèlerinage assure ainsi une sorte d’osmose avec les souffrances endurées par le Christ et, par conséquent, octroie à tout pèlerin la Jérusalem céleste. Enfin par la pratique et la lecture de l’Ancien testament s’inséra, peu à peu, la recherche d’une sauvegarde collective des hommes renforçant, ainsi, la démarche du pèlerinage.

Avec la Reconquista, émergea la notion de guerre pour Dieu. Délivrer le Saint-Sépulcre devint alors un objectif intangible, et mourir en état de grâce lors de ces guerres, c’est décrocher la palme du martyre. Libérer la Terre Sainte des Infidèles est donc légitime, d’autant plus que ce territoire est considéré comme l’héritage du Christ. Il est donc légitime qu’il revienne aux chrétiens. En offrant aux fidèles d’aller défendre les chrétiens d’Orient que l’on savait opprimés, le pape Urbain II (1042 – 1099) réalisa ainsi le tour de force de synthétiser, et de façon durable, le pèlerinage pénitentiel et la guerre juste contre les païens. Ainsi, cette dynamique s’inscrivait dans le droit fil de la réforme de l’Eglise au XIe siècle. Mais la croisade déclencha aussi, par ricochet, un choc entre Occident et Orient. Encore à cette époque, les empires byzantin et musulman rayonnaient puissamment. Or, voici que le rapport de force s’inversa progressivement. L’Occident était travaillé par des forces intérieures nouvelles : grands défrichements, essor des centres urbains, renouveau de l’économie, multiplication des échanges commerciaux et réforme de l’Eglise. En revanche, l’empire Byzantin se trouvait tiraillé par des heurts entre noblesses militaire et civile. La pression des Turcs seldjoukides restait vivace et limita l’expansion de Byzance. L’empire musulman, de son côté, n’était pas mieux loti. Les califats se décomposaient. La dynastie des Seldjoukides s’empara de Bagdad en 1055, puis d’une partie de l’Asie mineure, de la Syrie et de la Palestine. Mais ces dernières se divisèrent finalement en royaumes rivaux. Cet éclatement favorisa grandement les croisés lors de leur conquête de la Terre Sainte. Pour Michel BALARD, il ne fait donc aucun doute que l’essor économique de l’Occident fut le moteur majeur de la dynamique et de l’essor des croisades.

Quels types de croisades ?

Au cours des quatre siècles qui courent de 1095 à la fin du Moyen-Age, la physionomie et l’idéologie des croisades changèrent drastiquement. Il est donc important de suivre pas à pas la transformation de l’idée de croisade et les réalités auxquelles celle-ci a donné naissance. En 1095, par exemple, l’appel du pape Urbain II à Clermont est entendu au-delà des espérances de la papauté. Voici que des milliers de personnes prennent le chemin de Jérusalem, que de puissants seigneurs s’élancent avec leurs vassaux, bien souvent sans esprit de retour. Cinquante ans plus tard, le porte-parole de la croisade, Saint-Bernard, appelle les rois à s’engager pour venger la perte du comté d’Edesse, à lutter contre le départ des non-combattants de Terre Sainte et de reconstituer un semblant d’armée pour lutter contre la pression des païens. Même contexte en 1189 – 1190 lors de la croisade germanique, anglaise et française, près de deux ans après le désastre subi par les Francs lors de la bataille d’Hâttin (1187). Puis vinrent les premières déviations de l’entreprise : tout d’abord vers Constantinople en 1203 – 1204 avec, pour corollaire, l’irrémédiable brisure de la chrétienté ; l’Egypte en 1219 – 1221 verrou de la Palestine, puis en 1249 – 1250 avec l’initiative du roi de France, Saint-Louis. Enfin, 1270 marque l’échec final des croisades devant Tunis.

Après la disparation des Etats francs de Terre Sainte en 1291, les croisades des XIVe et XVe siècle répondent plus à des impératifs de protection de l’Europe face à l’avancée des Turcs vers l’Ouest. Les grandes monarchies tentent de maintenir l’esprit de croisade mais détournent, bien souvent, dans les faits, les subsides perçus à leurs propres fins. Délivrer Jérusalem est désormais bien oublié. La papauté tente, de son côté, de maintenir le mythe vivant avec des alliances éphémères : princes séduits par l’Orient comme le duc de Bourgogne ou l’ordre des hospitaliers de Rhodes. En ce sens, l’auteur estime que les croisades sont totalement achevées lors de la bataille de Lépante, en 1571, lorsque les flottes vénitiennes et espagnoles viennent à bout de la marine ottomane. Certains historiens des croisades, dits «traditionnalistes», estiment, au contraire, que seules les expéditions ayant pour but la délivrance de Jérusalem méritent le nom de croisade ; les historiens «pluralistes», estiment, pour leur part, que chaque expédition lancée par l’Eglise, qu’il s’agisse de défendre les chrétiens ou la papauté doivent être considérées comme des croisades. Dans ce contexte, s’inscrit la victoire remportée par la coalition sur les Turcs assiégeant Vienne en 1683.

L’ouvrage de Michel BALARD, après une indispensable mise en place chronologique des événements, offre au lecteur une vision claire et pertinente des Etats francs nés de la croisade. Ce livre permet également de s’intéresser aux réactions de l’Islam ou aux déviations des expéditions des croisés. De cette mosaïque historique qui s’étale sur plusieurs siècles, l’œuvre de Michel BALARD est un véritable condensé de connaissances qui permet de dégager une image plus cohérente des hommes, des idées et de la société qui ont marqué la rencontre, pas toujours violente, de l’Orient et de l’Occident.

Bertrand Lamon
pour les Clionautes