Quatorze chercheurs (historiennes et historiens surtout) de diverses disciplines (histoire des sciences et des techniques, histoire environnementale, histoire sociale, histoire culturelle, histoire urbaine, histoire des idées), français et étrangers, s’attaquent au mythe des « Trente glorieuses », baptisées ainsi par Jean Fourastié en 1979. Ces trois décennies allant de 1945 à 1975 furent celles de la modernisation, agricole puis industrielle, de l’essor de l’énergie atomique, du pétrole bon-marché, de la décolonisation et des programmes ambitieux dirigés par des hauts fonctionnaires innovants.

« Trente Glorieuses » ou plutôt « Trente Ravageuses » ?

Les études rassemblées dans l’ouvrage remettent en cause le jugement global positif porté jusqu’à nos jours sur cette période (souvent avec nostalgie), et l’idée qu’ « enivrée par la croissance, absorbée par les « Choses » (Georges Perec), en marche vers une civilisation des loisirs et de la consommation, la population française aurait joyeusement embrassé, jusqu’au tournant de 1968, un modèle de société industrielle et technologique » (p. 5), les conflits sociaux portant sur la répartition des fruits de la croissance et non sur le sens du progrès lui-même. Dans une première partie, les auteurs entendent expliquer comment et par qui (pas seulement par Jean Fourastié, qui a quand même droit à un article) la « geste modernisatrice » a été construite. Ils s’attaquent à la réalité de la croissance économique (qui se limite pratiquement à vingt ans – de 1955 à 1975) et à celle de la rupture modernisatrice avec la France archaïque d’avant 1946 (la continuité est bien établie, mais encore à étudier dans des secteurs comme l’agriculture) et montrent les effets écologiques et sociaux induits, occultés par les milieux modernisateurs et par les historiens au service de l’idéologie de la croissance et de la modernisation, qu’il s’agisse de l’histoire économique et sociale quantitative qui glorifia l’indicateur PIB, des Annales ou des historiens français récents (dont les spécialistes de la haute administration, de l’économie, de l’entreprise, de l’agriculture et de l’énergie) accusés de continuer à proposer une histoire de la modernisation à base de chiffres et de taux d’équipement, avec peu de recul critique, accusés de propager le « mythe Trente Glorieuses » et de marginaliser les alertes de l’époque sur les « dégâts du progrès » et les critiques et conflits autour de la modernisation. Pour les auteurs de ce livre, il faudrait plutôt parler de « Trente Dangereuses », de « Trente Pollueuses » ou finalement de « Trente Ravageuses ». Dans une seconde partie, les articles étudient des mouvements d’opinions critiques de cette modernité, qui apparaissent bien avant 1968 (ce qui remet en cause l’idée d’une émergence des préoccupations environnementales dans la décennie 1968-1978 : les racines sont anciennes), des opposants au nucléaire aux pêcheurs dénonçant la pollution des cours d’eau, des premières préoccupations environnementales dans les syndicats aux dénonciations des situationnistes, de la critique de la vie quotidienne et du consumérisme (Barthes, Lefebvre) à la critique de la technique et du « progrès » par des penseurs chrétiens personnalistes dissidents (Bernard Charbonneau et Jacques Ellul).

Un ouvrage important

Cette rapide présentation ne peut refléter la richesse des différentes communications, dont certaines avaient déjà été proposées dans un un colloque, intitulé « Une autre histoire des « Trente Glorieuses » : modernisation, alertes environnementales et contestations du « progrès » dans la France d’après guerre (1945-1968) » qui s’’est tenu les 12 et 13 septembre 2011 à L’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, colloque coorganisé par Le RUCHE (Réseau Universitaire de Chercheurs en Histoire Environnementale), le Centre Alexandre Koyré de recherche en Histoire des Sciences et des Techniques, l’Association pour l’Histoire de la Protection de la Nature et de l’Environnement (AHPNE) et L’EHESS (compte-rendu en ligne). Disons simplement qu’elles nous apprennent beaucoup sur une période bien connue, en apparence, de l’histoire de la France contemporaine. J’ai trouvé particulièrement passionnantes, sans que cela diminue l’intérêt des autres textes, les études de Gabrielle Hecht sur «L’Empire nucléaire», de Patrick Marcolini sur les situationnistes, de Kristin Ross sur la critique de la vie quotidienne et de Christian Roy sur Charbonneau et Ellul. L’un des grands mérites de ce travail collectif est de nous inviter à revisiter/interroger/critiquer des catégories, des notions, des périodes que nous fréquentons régulièrement dans notre pratique de professeurs d’Histoire-Géographie. Par ailleurs, il propose de nombreuses nouvelles pistes de recherches, qui promettent d’être fécondes.

Les « Trente Ravageuses », vraiment ?

J’ai quand même quelques réserves. On peut lire le livre comme le démontage d’un mythe, on peut aussi le replacer dans une tendance actuelle à la publication de « contre-histoires », au risque de substituer au mythe dénoncé un autre mythe (ce dont les auteurs veulent se défendre p. 18), un récit décliniste de cette période aux conséquences graves sur l’environnement et l’être humain. Inspiré des études anglo-saxonnes récentes (2010-2011) sur « la grande accélération » de l’anthropocène (cf. Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013 (présentation dans Le Monde), l’angle global d’approche (les dégâts environnementaux des « Trente Glorieuses ») est certes fécond, mais me semble marqué par moments, malgré les nombreuses précautions méthodologiques des auteurs (cf. la communication de Christophe Bonneuil et Stéphane Frioux sur « Les « Trente Ravageuses » p. 41-59), par ce travers et par des préoccupations écologistes et des questionnements très actuels (sur la crise environnementale et la responsabilité d’un modèle de développement qui serait devenu insoutenable), appliqués rétroactivement, dans une sorte d’histoire vue avec les lunettes de 2013. C’est en tout cas l’impression que m’a donnée parfois la lecture de certains passages de l’ouvrage. On m’objectera, avec raison, que l’historien ne peut pas être totalement distant du contexte dans lequel il travaille et des questionnements de son temps, qui le conduisent à défricher de nouveaux champs de la recherche. C’est vrai, mais peut-on alors reprocher aux historiens d’avant de n’avoir pas ouvert ces champs plus tôt (sur l’histoire environnementale par exemple), voire d’avoir été au service de l’idéologie productiviste, ce qui est parfois fait ici (Jean-Baptiste Fressoz, François Jarrige, « L’histoire et l’idéologie productiviste. Les récits de la « révolution industrielle » après 1945 », p. 61-79) ? J’ai aussi été moins convaincu, ou pas totalement, par les passages plusieurs fois consacrées au « gouvernement de la critique » du progrès et des « Trente Glorieuses », qui veulent montrer « l’ensemble de pratiques, discours, tactiques et instruments qui se sont destinés à marginaliser, encadrer, atténuer, délégitimer, voire faire taire ces voix dissidentes des « Trente Glorieuses » (p. 185). Certes il y a eu gouvernement de la critique, mais peut-on par exemple réduire « la création d’espaces d’intéressement réciproque » (p. 185) entre modernisateurs d’État, patronat, syndicats chercheurs, universitaires, experts à cette seule volonté d’englobement, d’atténuation, de refoulement ? Ne peut-on aussi l’analyser comme une prise en compte, même partielle, de la critique, qui trouve de nouveaux espaces pour s’exprimer ou être relayée ? Juste un exemple de ces espaces devenus espaces de réflexion critique: le rapport général de la Commission de l’équipement culturel et du patrimoine artistique du Ve Plan (La Documentation française, 1966) développe une forte critique de la société moderne (« la société industrielle liée à la science technicienne ») déshumanisante (par exemple sur l’habitat et du système économique libéral lié de plus en plus à la technique et propose la culture et le développement culturel comme protection face à ces dégâts (discours repris et amplifié dans le rapport général de la Commission des Affaires culturelles du VIe Plan, 1971, commission présidée par le poète personnaliste Pierre Emmanuel).

Des recherches à poursuivre

Enfin il me semble qu’il manque (mais c’est un ouvrage collectif qui réunit plusieurs communications spécialisées) une vue d’ensemble dans cette « autre histoire » des « Trente Glorieuses ». Une vue d’ensemble qui rentrerait dans une chronologie plus fine de la période, si on la limite aux 30 ans usuels, qui remettrait cette dernière en perspective avec le périodes antérieures (en matière d’atteintes environnementales, beaucoup de choses n’étaient-elles pas engagées/ « ravagées » avant les « Trente Glorieuses » ?) et postérieures (la croissance continue, même ralentie, après, et le discours sur la modernisation nécessaire n’a pas disparu), et qui tenterait de quantifier, si c’est possible, ces mouvements de contestation et ces critiques, dont les auteurs nous disent seulement qu’ils furent nombreux, pour mesurer l’étendue réelle ou l’inexistence du consensus qu’ils dénoncent. Des comparaisons internationales, qui permettraient sans doute d’apporter quelques nuances et d’établir des connexions, seraient aussi indispensables, avec des économies comparables mais aussi avec le monde des économies socialistes, pour sortir d’une vision très franco-française (alors que les « Trente Glorieuses » n’ont pas concerné que la France). Il faudrait aussi sans doute, dans ce cadre, interroger cette nostalgie des « Trente Glorieuses » évoquée dans l’ouvrage, ainsi que les représentations contemporaines des changements que traversait le pays (on pense immédiatement aux films de Jacques Tati, mais on pourrait citer aussi la dénonciation des grands ensembles dans des films populaires comme Mélodie en sous-sol d’Henri Verneuil, ou dans la littérature et les arts, toutes formes de critiques qui ne me semblent pas avoir été « gouvernées »). Une histoire donc à poursuivre et à creuser et assurément un livre à lire pour nuancer nos cours.

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Laurent Gayme

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