Il s’agit du catalogue de l’exposition qui a lieu au Mucem jusqu’au 11 mars 2024. Mais, disons le d’emblée, cet ouvrage dépasse le simple cadre d’une exposition et apparait comme un manifeste incarné d’une autre façon de faire de l’histoire.

Changeons de regard

Il s’agit de proposer au visiteur une pluralité d’orientations, une variation d’espaces et de temps inaccoutumés ainsi qu’un changement d’échelle ce qui débouche sur une traversée renversante. Comme le disent les auteurs, « il faut entendre le monde nous dire que nous ne sommes pas les seuls, aucune histoire n’a besoin de triompher sur une autre pour s’écrire ». On trouve un texte introductif à chaque partie avec des références à des documents commentés ensuite plus ou moins en longueur. Le livre en contient de très nombreux, dont beaucoup rarement vus. A la fin, on trouve une carte du monde, non européanocentrée évidemment, qui localise les oeuvres montrées.

Exposer une autre histoire du monde

Le livre propose donc de se décentrer et de retrouver le foisonnement des mondes. Il s’appuie sur un corpus de 150 pièces. Il faut se détacher aussi de la primauté de l’écrit et toujours réfléchir aux modalités d’acquisition des objets montrés. Il y a une vision téléologique où l’Europe serait à la fois « l’architecte et le principal moteur » et celle-ci imprègne encore souvent nos imaginaires. Depuis son invention au XVIIIe siècle, le musée constitue l’un des principaux lieux d’écriture et d’enseignement de l’histoire. Alors que le temps mondial s’uniformise avec l’imposition du calendrier grégorien, le pavage du globe terrestre par les parallèles et les méridiens, l’invention des continents et océans traduisent leur appropriation symbolique du monde par les Européens.

Les espaces-temps du monde

Au départ, chaque société possède sa manière d’ordonner le fil du temps et de donner un sens à l’histoire. Aujourd’hui, seuls cinq pays conservent leur propre manière de calculer le temps. Dans la région du Nigéria, ce sont les dates des marchés qui scandent le calendrier yoruba. Les cartes asiatiques, arabes ou océaniennes possèdent d’autres centres géographiques ou mythologiques. Parmi les focus proposés, on peut signaler le monde d’après Ibn al-Wardi et, dans cette carte, le monde est composé de trois continents.

La pluralité des récits historiques

L’idée d’un progrès continu s’est substituée aux récits cycliques. Il faut bien dire que le gout de l’archive et l’étude du passé ne sont pas l’apanage de l’Occident. Dans des sociétés, traditions écrite et orale cohabitent et se fécondent souvent jusqu’au XXème siècle. L’histoire peut revêtir un tour moins officiel, par exemple dans l’Inde méridionale entre le XVIe et XVIIIe siècle où les karanan, poètes itinérants, écrivent en prose l’histoire du pays tamoul.

La multiplicité des explorations et des mondialisations

Au VIIe siècle, le moine chinois Xu an Zang s’illustre par son périple de près de seize ans vers le sous-continent et l’océan indien, coeur battant de la mondialisation. Quand Vasco de Gama parvient à Malindé, c’est un pilote musulman qui se met à son service pour le guider. On pense aussi à l’exploration désormais bien connue de Zheng He. Non seulement les Européens ne possèdent pas le monopole des explorations, mais leurs expéditions ne peuvent presque jamais se passer de guides autochtones. Les Océaniens traversèrent le plus vaste océan de la planète et s’installèrent sur l’ensemble des iles du Pacifique. On découvre aussi des scènes de vie villageoise de la communauté bugis.

Altérités plurielles, d’autres visions des Autres

Des voyageurs africains ont atteint l’empire byzantin ou Al-Andalus au XII ème siècle. Par ailleurs des ambassadeurs arrivent en Europe aux XVIe et XVIIe siècle et tout ceci contribue à créer un certain Occident « pour les Autres ». A partir de la fin du XIX ème siècle en Afrique subsaharienne, des sculptures en bois et d’autres productions de l’art « colon » montrent des Occidentaux ou des dignitaires africains s’appropriant des attributs des colonisateurs comme les couvre chefs.

L’occidentalisme en Asie se construit lui à partir des représentations artistiques. L’expansion européenne n’interdit pas l’épanouissement d’une réelle curiosité des artistes et savants asiatiques à l’égard de l’Europe elle-même, perçue par certains comme un symbole de modernité. On rencontre donc une certaine forme d’universalisme, habituellement considéré comme l’apanage de l’Occident. On découvre des extraits d’une encyclopédie japonaise qui classe les populations du monde des plus aux moins civilisées. Il est indispensable de retisser l’histoire des interconnexions du monde. On lira à ce propos une entrée détaillée sur un kimono indien.

Face au «  vol » de l’histoire

Les colonisateurs occidentaux ne se contentent pas d’imposer brutalement de nouvelles normes mais ils remettent également en cause l’historicité même des sociétés autochtones. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, des orientalistes européens tentent de démontrer l’inéluctable déclin des civilisations arabe, indienne et chinoise. Pendant ce temps, en 1900, par exemple des artistes de l’Empire du Milieu utilisent les estampes traditionnelles afin d’élaborer un récit contrefactuel magnifiant des victoires chinoises imaginaires face aux puissances étrangères.

Réécritures contemporaines du passé

Des acteurs historiques majeurs qui avaient été ignorés, diabolisés comme Soudiata Keita, fondateur de l’empire du Mali, au XIIIe siècle, sont réhabilités. La période qui précède l’intrusion européenne se mue souvent en âge d’or dont les traditions ancestrales sont en partie réinventées. L’écriture du passé tend à s’uniformiser dans le monde à la fin du XXe siècle. Les récits produits au moment des indépendances sont eux-mêmes réexaminés aujourd’hui.

Ce livre allie donc une réflexion profonde et nourrie sur l’écriture de l’histoire et offre à voir et à comprendre une variété d’oeuvres rarement vues. On mesure aussi l’importance des circulations entre les différents mondes. Un ouvrage à lire absolument.