L’implication de l’Eglise catholique chilienne et des catholiques dans la défense des droits humains, pendant la dictature de Pinochet entre 1973 et 1989, est un fait historique bien connu par ceux qui s’intéressent à cette histoire tragique du siècle dernier.
Cependant, la mémoire collective a surtout retenu les noms de quelques religieux, – par exemple, le cardinal Silva Enríquez ou bien encore le prêtre français André Jarlan-, laissant largement dans l’ombre le rôle pourtant essentiel joué par les femmes. C’est cette injustice et cette carence historiographique que le livre de Samuel Laurent Xu, « Des femmes contre Pinochet » vise à réparer. L’historien poursuit et approfondit ainsi une recherche amorcée en 2019, avec le documentaire « Au nom de tous mes frères« .
Une histoire de femmes et de résistantes…
L’une des idées directrices du livre, c’est que les luttes des femmes religieuses et laïques contre l’injustice en Amérique latine ont été souvent peu visibles. Entre autres causes, le machisme de l’Eglise catholique qui accorde plus de poids et de place à la parole et à l’action des hommes. Paradoxalement, c’est cette invisibilisation qui a permis à ces religieuses, dans le contexte des dictatures militaires des années 70, de réaliser dans l’ombre un travail clandestin considérable de défense des droits humains, au sein de multiples réseaux de résistance civile. Car ces femmes religieuses sont bien des résistantes…
Odile Loubet et ses sœurs de combat
Il découle de cet état de fait une relative rareté des témoignages écrits laissés par les femmes sur leurs actions et, par conséquent, la place essentielle occupée par les sources orales collectées au Chili par Samuel Laurent Xu.
L’ouvrage a pour fil directeur le parcours de vie d’Odile Loubet (1931-2010), une sœur dominicaine de la congrégation des sœurs de Sainte Catherine, dont le siège est à Albi. En décembre 1964, sa vie connaît un changement fondamental, puisqu’elle est envoyée en mission au Chili et s’installe dans les quartiers populaires situés à l’ouest de Santiago. Commence alors une nouvelle vie au milieu des plus pauvres, faite de partage, de solidarité et de luttes. Horrifiée par la violence du coup d’état militaire, elle commence à écrire à partir de cette date un certain nombre de carnets, des notes, des poèmes et des lettres qui permettent de retracer son parcours et son action multiforme, au service des plus pauvres.
Samuel Laurent Xi a croisé ses sources par la collecte de témoignages multiples de femmes religieuses et laïques (et de quelques hommes), ayant partagé avec Odile Loubet ses luttes, ses espoirs, ses peurs et ses doutes. Ces rencontres semblent avoir été une expérience humaine forte pour l’auteur qui aborde son sujet avec beaucoup d’empathie. Ce qui ne nuit pas à la qualité historique de l’ouvrage, puisque ces sources écrites et orales sont analysées à la lumière d’une riche bibliographie dont les références occupent 18 pages en fin de livre.
En creux, une histoire politique et sociale du Chili
L’ouvrage, divisé en 12 chapitres, retrace le parcours de vie d’Odile Loubet, de ses origines familiales à sa mort. À travers ce destin singulier, l’auteur aborde en creux l’histoire des « poblaciones » de l’ouest de Santiago dont les habitants sont parmi les plus pauvres de ce pays aux inégalités sociales criantes. Histoire de ces femmes de l’ombre, Des femmes contre Pinochet est donc aussi une histoire des plus pauvres, de ceux qui laissent peu de traces, des laissés pour compte de la vie et… des livres d’histoire.
Samuel Laurent Xi, en toute logique, accorde une place très importante aux 17 ans de la dictature de Pinochet, car c’est à ce moment là que nos religieuses deviennent de véritables résistantes, déployant de multiples activités, du sauvetage des persécutés aux manifestations contre la torture, en passant par des activités plus classiques de secours social. L’auteur montre bien que la violence de la dictature se déploie dans tous les domaines, politiques, économiques, sociales, et ce, jusqu’à la fin du régime. Dans ce qu’il faut bien appeler une guerre contre les pauvres, les habitants des quartiers populaires de Santiago, victimes privilégiées des militaires, des carabiners et de la politique du dictateur, loin d’être passifs, font preuve au contraire d’une grande capacité à s’auto-organiser et à défendre leurs droits, aux côtés des religieuses qui partagent leur quotidien.
L’Eglise et les catholiques face à la misère et à la dictature
L’engagement d’Odile Loubet et des autres religieuses et des religieux auprès des plus pauvres doit aussi être analysé à la lumière de la foi qui les anime. Cette dimension spirituelle n’est pas occultée par Samuel Laurent Xi. Son ouvrage permet ainsi d’aborder la question de l’attitude de l’Eglise catholique et de ses membres face au défi posé par la pauvreté, les inégalités et la violence politique en Amérique latine. A travers le cas chilien, on y découvre une Eglise travaillée par des divisions et des tensions entre une hiérarchie parfois encline à des compromis avec le pouvoir en place et des religieuses et religieux sur le terrain et dont l’engagement auprès des plus pauvres a pu conduire certaines et certains à des positions politiques radicales.
Conclusion : un travail d’historien, un travail de mémoire
L’une des ambitions de Samuel Laurent Xi était de « sauver la mémoire » (rescatar la memoria) de ce passé récent et ainsi de rendre justice à ces femmes courageuses, pour lequel l’auteur ne cache pas son admiration. Il est trop tôt pour savoir quel sera l’écho de cet ouvrage sur la mémoire de la dictature au Chili. Nous nous contenterons donc, pour l’instant, de saluer ce vrai travail d’historien, qui a su avec bonheur allier rigueur et empathie.