Une histoire transnationale
Cette Nouvelle histoire de l’Allemagne depuis le XIXe siècle offre une intéressante perspective transnationale, en mettant l’accent sur les multiples échanges qui traversent les frontières. Il ne s’agit plus d’une histoire allemande stricto sensu mais bien d’une histoire européenne, ancrée dans un territoire central parcouru d’incessants flux (intellectuels, commerciaux, politiques…) et qui est un véritable creuset de l’Europe contemporaine. Cet ouvrage s’inscrit en ce sens dans le courant historiographique né depuis 2000. Marie-Bénédicte Vincent est enseignante-chercheure à l’ENS et spécialiste de l’Allemagne contemporaine.
Du XIXe au début du XXè siècle
L’Allemagne avant l’unité
Un plan chronologique permet de suivre l’évolution de la nation allemande, alors que l’Allemagne n’est pas encore unifiée. L’influence française est parfois soulignée, à travers les conquêtes napoléoniennes du début du XIXe siècle comme dans les espoirs révolutionnaires déçus de 1848.
Cette histoire politique, sociale, économique et culturelle dresse le portrait d’un pays dynamique, multinational, en avance sur le plan de l’intégration économique (l’union douanière du Deutscher Zollverein dès 1834) et au premier plan pour l’accueil des étudiants étrangers jusqu’en 1914. La concurrence permanente de la Prusse avec l’Autriche n’est sans doute pas étrangère à ce dynamisme.
Les débuts du Reich et l’avance allemande au début du XXe siècle
Les images d’Epinal (proclamation de l’Empire allemand) sont ici battues en brèche : le Reich est une monarchie constitutionnelle (suffrage universel masculin) mais avec certaines caractéristiques d’Ancien Regime (importance de la dynastie, légitimation religieuse du pouvoir, régime non démocratique). C’est aussi le cadre d’un essor rapide : l’Allemagne en 1914 assure 16% de la production industrielle mondiale, et sa flotte de commerce est en 1910 quatre fois plus importante que celle des Etats-Unis !
Sa population croît de 60% entre 1870 et 1914 (de 41 à 68 millions d’habitants), principalement dans les villes (60% de la population est urbaine en 1914) et l’espérance de vie augmente. Les lois bismarckiennes (règlementation du travail des femmes et des enfants, assurance-maladie en 1883 et contre les accidents en 1884, pension invalidité et vieillesse en 1889) connaissent un grand succès.
La diversité linguistique, religieuse et ethnique du Kaiserreich invite à penser cet ensemble comme un Etat des nationalités (Nationalitätenstaat) plutôt que comme un Etat-nation (Nationalstaat). Le Kulturkampf de Bismarck visant à former une nation allemande protestante se heurte à la présence de nombreux Polonais (catholiques). Le colonialisme allemand extra-européen est, lui, tardif (1884-1885), principalement en Afrique. Peu d’Européens s’y installent. Les terribles violences à l’encontre des Herero et Nama en 1904 ne sont pas une particularité de l’expansionnisme allemand.
Le Kaiserreich n’est pas aussi spécifique qu’on a pu le croire, contrairement au mythe du « Sonderweg », mais ce qui le distingue des autres nations industrielles, c’est la rapidité de ces transformations.
De 1914 à la fin de la Seconde Guerre mondiale
La Première Guerre mondiale et la République de Weimar
La question des responsabilités a lourdement pesé sur la recherche historique. Marie-Bénédicte Vincent rappelle l’importance des guerres balkaniques dans le déclenchement du conflit. L’influence croissante des militaires allemands, les liens familiaux de Guillaume II avec la couronne anglaise (c’est l’un des petits-fils de Victoria) et le fiasco de l’opposition pacifiste sont autant d’éléments pesant sur l’entrée en guerre. En revanche, le thème de l’encerclement de l’Allemagne est issu d’une réécriture des événements après 1918.
L’ « Expérience d’août » (Augusterlebnis) marque en Allemagne l’apogée du patriotisme et les Freiwilliger affluent. Parmi eux, Viktor Klemperer se porte volontaire mais il est renvoyé car juif (avant d’être accepté en 1915). Il définit le Vaterland comme une construction intellectuelle d’origine prussienne, notion abstraite pour beaucoup dans un empire fédéral. Cette « patrie » s’oppose à la « terre natale » (Heimat) qui doit être défendue.
L’effondrement de 1918 est associé pour les Allemands au changement de régime (abdication de l’empereur et proclamation de la république) et non à la défaite militaire. La « théorie du coup de poignard dans le dos » (Dolchstosslegende) fonctionne « comme lieu de mémoire négatif de la nation allemande ».
La nouvelle République de Weimar est un ensemble composite, dans lequel les organisations de toutes sortes pullulent : associations de vétérans, Freikorps hétérogènes, organisations ouvertement antisémites ou encore ligues aux noms évocateurs (Wehrwolfs) prônant la révolution conservatrice. A l’opposé, la constitution d’août 1919 fait la part belle à des avancées démocraties décisives (par ex. l’élection du Reichstag au suffrage universel masculin et féminin).
Dans l’Allemagne des années 1920, les difficultés économiques et les violences politiques du début de la décennie n’empêchent pas un développement continu de la classe moyenne, l’adoption par l’Organisation Internationale du Travail (dans laquelle l’Allemagne n’est pas représentée) de la loi sur l’assurance maladie, directement copiée sur la loi allemande de 1884 ou encore la poursuite de l’urbanisation du pays (65% de la population allemande est urbaine en 1925). C’est l’époque du mouvement Bauhaus, de la photographie et du cinéma. Si les relations franco-allemandes sont souvent tendues, les modes traversent les frontières entre Berlin et Paris.
Le nazisme et la Seconde Guerre mondiale
La question du consentement de la population allemande au régime est une nouvelle fois soulevée (voir travaux de Ian Kershaw). La « nouvelle normativité nazie » reprend des idées existant depuis la fin du XIXe siècle mais les organise en système, autour de trois axes : procréation ; combat entre races et espace à conquérir à l’Est. L’accent est mis sur les modifications juridiques, alors même que la constitution de la République de Weimar n’est pas abolie.
Le rôle dévolu à la jeunesse ou aux femmes est ici souligné. Longtemps vues comme des victimes, ces dernières, selon l’historiographie récente (les travaux de Claudia Koons), ont pourtant activement relayé l’idéologie nazie dans les familles mais également au sein d’associations de jeunesse ou féminines.
Les chiffres sont éloquents : si l’on compte 5,5 millions d’Allemands dans les rangs du NSDAP en 1939, ce sont en réalité les deux tiers de la population qui adhèrent à l’une des organisations de masse du parti à la veille de la guerre.
Marie-Bénédicte Vincent souligne une fois de plus la spécificité des populations des régions frontalières entre France et Allemagne : 600 000 alsaciens et Mosellans sont évacués, Sarrebruck ou Strasbourg sont vidées de leurs populations. Ces transferts sont planifiés parallèlement par la Troisième République et le Reich. Passés sous silence en Allemagne, ils sont au contraire exaltés dans la propagande de guerre française (thème de l’Union Nationale).
Les différentes étapes de la guerre sont évoquées dans ce chapitre, avec plusieurs points sur la guerre d’extermination et la destruction des populations juives d’Europe.
De 1945 à nos jours
L’après-guerre allemand
L’auteure propose ici une histoire croisée entre les deux Allemagne pour comprendre la situation du pays après 1945, en y intégrant une perspective plus large (soviétique, transatlantique et plus généralement européenne).
L’expression « année zéro » (Stunde Null) , si elle montre l’ampleur des destructions, tend à trop gommer les continuités entre l’avant et l’après-guerre. Près de 5 millions d’Allemands ont perdu la vie (victimes des persécutions, soldats de la Wehrmacht, civils tués lors des bombardements), 11 millions de soldats sont faits prisonniers, 20 millions de personnes ont perdu leur logement. Les différentes conférences menées pendant ou à la fin de la guerre posent les bases de la partition de l’Allemagne et de la dénazification à entreprendre. Le blocus de Berlin et son fameux pont aérien sont connus de tous.
La création des deux Etats allemands en 1949 n’est plus vue comme une rupture absolue mais comme la continuité de certaines expériences ou réformes menées durant l’occupation (renaissance des partis politiques et des syndicats en Allemagne de l’Ouest, retour d’élites politiques de Weimar). La bipolarisation du monde joue un rôle particulier dans la cristallisation des deux Etats allemands de chaque côté du Rideau de Fer, bientôt accentuée par la construction du mur de Berlin en 1961.
Les courants intellectuels de l’époque sont imprégnés d’idéologie : réseau auto proclamé « antifasciste » à l’Est, Ecole de Francfort à l’Ouest, et plus généralement en Europe occidentale développement de réseaux anticommunistes et néolibéraux. La comparaison des deux Allemagne met en lumière une « histoire imbriquée », car chacune se définit par rapport à l’autre (rejet et/ou compétition). Ces deux sociétés industrielles reposent toutefois sur des socles bien différents. Bénéficiaire du plan Marshall, la RFA connaît un miracle économique dès le tout début des années 1950 quand la RDA s’inspire directement de la planification économique soviétique.
L’insurrection ouvrière de Berlin-Est puis des principales villes de RDA en 1953 en réponse aux conditions de travail dégradées est violemment réprimée. Le Ministère de la Sécurité d’Etat (Stasi) surveille étroitement la population, mais cela n’empêche pas des pratiques anticonformistes et dissidentes, y compris chez les socialistes convaincus (« Eigensinn » c’est-à-dire « quant-à-soi »).
Autre thème transversal entre les deux Allemagne : le rapport au passé nazi. Les différentes lois d’amnistie à l’Est comme à l’Ouest permettent la réintégration d’anciens nazis, mais sous une forme plus dissimulée en RDA. Cette dernière choisit l’externalisation et accuse la RFA de vouloir restaurer le nazisme. La proportion d’anciens nazis dans les institutions ouest-allemandes est en effet de 40% dans les années 1950, mais la création de nouveaux ministères et la reconstruction nécessitent l’emploi de personnels qualifiés. Il n’est donc pas question d’une « renazification » de la RFA, insiste l’auteure.
Sur la renaissance d’une vie juive en Allemagne, les politiques diffèrent de chaque côté du Rideau de Fer. Berlin-Ouest joue un rôle particulier et propose même une aide matérielle à la communauté juive de la ville. La RFA mène une politique d’indemnisation des victimes, et se rapproche du nouvel état d’Israël. En RDA, une vague d’antisémitisme déferle après 1945, le SED prônant une assimilation complète des juifs dans le socialisme et même la fermeture des institutions juives de Berlin-Est.
Du Mur à la réunification
Dans ce chapitre, outre le rapport de l’Allemagne (surtout de la RFA) à son passé, ce sont les processus transnationaux d’intégration européenne et transatlantiques qui montrent le rapprochement des sociétés occidentales. Le rock des années 1960 se diffuse largement en Allemagne de l’Ouest mais est vu comme un danger par les autorités est-allemandes ! Le mouvement étudiant de 1968 devient un événement transnational, avec des spécificités propres à chaque pays.
La mort de l’étudiant Benno Ohnesorg lors d’une manifestation contre le Shah d’Iran, la gifle de Beate Klarsfeld au chancelier Kiesinger, ancien membre du NSDAP, en novembre 1968 sont autant d’événements dont l’ampleur dépasse le cadre national. A l’Est, c’est surtout la répression du Printemps de Prague qui suscite des critiques, mais elles sont vite réduites au silence. Quelques îlots de contre-culture artistique émergent dans des villes de Thuringe ou de Saxe, mais leurs représentants vont peu à peu fuir à l’Ouest. En Allemagne de l’Ouest, des groupes comme la « Rote Armee Fraktion » (RAF), des organisations féministes ou écologistes se développent en opposition aux cadres traditionnels, mais le plus grand bouleversement politique est dû au chancelier Willy Brandt et à son Ostpolitik (ouverture à l’Est).
L’afflux croissant de Gastarbeiter est particulièrement important en RFA : leur nombre de ces travailleurs étrangers passe de 2 millions en 1969 à 4 en 1974. Si les deux Allemagne mènent parallèlement des actions diplomatiques et humanitaires en Afrique, le premier choc pétrolier sonne le glas de ces initiatives. La RFA surmonte cependant mieux ces crises successives que la France.
L’approfondissement de la construction européenne est un élément incontournable du rapprochement franco-allemand et la signature du Traité de l’Elysée en 1963 par De Gaulle et Adenauer réaffirme l’amitié et la coopération entre la France et la RFA. En revanche, la France ne reconnait pas l’Etat est-allemand, mais cela n’empêche pas des relations entre les deux pays, notamment par le biais d’organismes communistes. Un Institut français ouvre à Berlin-est en 1973.
L’Allemagne depuis la réunification
L’ancrage fort de chacune des Allemagne à l’un des deux blocs explique la résonance mondiale du tournant de 1989-1990. La rapidité de la chute du Mur de Berlin surprend tout le monde. Le chancelier Kohl devient la figure majeure de la réunification et impose son programme en Dix Points. Les disparités économiques entre les deux états allemands sont criantes, le PIB de l’ex-RDA en 1991 n’est plus qu’à 60% de celui de 1989. Les différences sont également culturelles, sociales et politiques. « Ossis » et « Wessis » ne s’accordent pas vraiment sur le bilan de la réunification, les premiers s’estimant lésés quand les seconds jugent avoir supporté seuls le coût de la réunification. Les générations nées après 1990 auront sans doute un regard un peu différent sur cet épisode.
L’Allemagne réunifiée joue d’une situation centrale en Europe (alors que chaque état allemand se trouvait en périphérie de son Bloc) et s’est établie comme troisième puissance économique mondiale. Depuis la fin des années 1990, elle a participé à des opérations militaires dans le cadre de l’OTAN, rompant avec le tabou de l’utilisation des armes comme instrument de politique étrangère. De nouveaux défis l’attendent : lutte contre la pauvreté (malgré son dynamisme économique), vieillissement de la population, place des femmes, développement des mouvements écologistes, intégration des réfugiés depuis 2015, montée de l’extrémisme (avec l’AfD). Elle ne se distingue en cela pas particulièrement des autres pays développés.
Le livre a été publié avant le départ d’Angela Merkel, la question de son héritage et de la poursuite de sa politique sera vraisemblablement un défi supplémentaire.
Cette Nouvelle Histoire de l’Allemagne se lit d’une traite, chiffres et exemples précis viennent à l’appui des thèmes développés et la perspective transnationale choisie est passionnante.